Au centre de la résistance
Comment apprend-on à faire de la désobéissance civile

En France, les temps de crise vont souvent de pair avec les mouvements de protestation. La désobéissance civile est profondément ancrée dans la société française. Il est même possible de l'apprendre dans le cadre d'ateliers.
De Stefanie Eisenreich
D'après une étude de l'Institut der deutschen Wirtschaft (Institut de l'économie allemande), la France est le pays où l'on dénombre le plus de grèves. La Bundeszentrale für politische Bildung (Centrale fédérale pour l'éducation politique) résume dans un article pourquoi la France se différencie-t-elle si profondément de son voisin adèpte du consensus : « Contrairement à l'Allemagne, les intérêts des citoyens n'intègrent pas le processus de décision politique par des canaux indirects variés. Ils sont plutôt articulés par le biais de protestations et de grèves. »
Après le blocage des universités et les protestations contre la réforme des lycées au printemps 2018, ce sont maintenant les Gilets jaunes qui descendent dans la rue. Ils font tous preuve de désobéissance civile. Leur protestation n'est pas toujours pacifique et exempte de violence. Mais il est possible de faire autrement car la désobéissance civile, ça s'apprend. Une association parisienne propose des ateliers dans ce but au cours desquels des activistes peuvent s'entraîner à la désobéissance civile.

Protestation en temps de crise
La crise financière de 2008 a provoqué deux phénomènes combinés qui ont renforcé le sentiment d'injustice dans de nombreuses démocraties occidentales. Tandis que les mesures d'austérité fiscale sont de plus en plus sévères, l'État se décharge quant à lui toujours plus de sa responsabilité sociale. Pendant ce temps, les banques, les plus affaiblies par la crise de 2008 voire souvent mises en danger, sont passées par un plan de sauvetage sans précédent pour assurer le système.Injustice sociale, peurs de la réforme – les dernières semaines font beaucoup penser aux protestations d'il y a dix ans. Les Gilets jaunes français font les gros titres au niveau européen. Depuis le 17 novembre 2018, ils protestent contre la politique fiscale de Macron et par là-même contre l'augmentation du prix de l'essence et l'injustice sociale dont beaucoup sont concernés directement. Ils bloquent les rues et les nœuds de transport les plus importants, ils rendent public leur morosité et souhaitent la destitution du Président français. C'est de la colère et du mécontentement politique qui émanent d'eux. Les débordements du 24 novembre et du 1er décembre sur les Champs Élysées ont provoqué d'importants débats aussi bien au sein de la population que de la classe politique.
Prendre le problème à la racine
La désobéissance civile signifie aller à l'encontre du droit pour protéger le droit. Cela étant, il existe différentes approches. Rémi Filliau a fait des études de psychologie « mais cela ne change pas la société. Je voulais faire quelque chose qui prenne le problème à la racine. » Depuis 2012, il organise à Tours et à Paris des ateliers où des activistes peuvent apprendre à user de la désobéissance civile.Le 24 novembre. Cinq personnes sont assises sur le sol, elles forment un cercle où jambes et bras se croisent de telle sorte qu'il est difficile de s'en défaire. En vain. La « tortue » reste solidaire. C'est l'une des formations que Rémi Filliau apprend aux participants de ses ateliers. Ce samedi, au moment où les Gilets jaunes laissent exprimer leur grogne sur les Champs Élysées, Rémi Filliau dirige un atelier dans la banlieue parisienne de Saint-Denis. « La tortue est une méthode efficace lors de blocages » explique-t-il. Beaucoup plus efficace encore : la clé articulaire, des tuyaux en métal d'une telle longueur que deux bras peuvent y passer. Un hauban se trouve dans le centre, en métal également, auquel les activistes peuvent eux-même s'accrocher avec un mousqueton situé au niveau du poignet. Sans une scie à métaux, il est impossible de séparer les activistes les uns des autres.

Sans violence mais cohérent
Mais bien sûr, ce n'est pas tout. « Un atelier commence toujours avec une question » affirme Rémi Filliau. Les participants doivent réfléchir à ce qu'ils attendent de l'atelier. Que signifie désobéissance civile ? Activisme militant ? Masqué ou découvert ? Cela conduit tout d'abord à une discussion car nombreux sont ceux pour qui le sens de la désobéissance civile n'est pas clair. « Nous nous montrons toujours démasqués » explique Rémi Filliau ensuite. « Nous assumons ce que nous faisons. » Par la suite, les participants apprennent à déterminer ce pour quoi il vaut la peine de faire preuve de désobéissance civile ou comment se comporter en cas d'intervention de la police. On aborde également des questions juridiques. Que dois-je dire si je suis en détention ? Ai-je le droit de voir un médecin ? Combien de temps a-t-on le droit de me garder en détention ? Car, atterrir en prison, et ce, même pour quelques heures, c'est toujours possible.Les participants ont des intérêts et des métiers complètement différents, beaucoup d'entre eux n'ont encore jamais été actifs politiquement. Pendant l'atelier, ils n'apprennent pas seulement comment s'enchaîner les uns aux autres ou ce qu'ils doivent faire lorsqu'ils sont arrêtés, ils apprennent également la protestation non violente. Contrairement à certains Gilets jaunes, pour Rémi Filliau, l'absence de violence est le premier commandement des actions de désobéissance. « Sur la durée, la violence ne peut pas être une solution » affirme Cécile, une ancienne participante à l'atelier qui a préféré garder l'anonymat pour des raisons professionnelles. Selon Rémi, l'objectif de la désobéissance est avant tout de s'engager pour le bien commun. Cela ne pourrait pas fonctionner avec la violence.

La confrontation n'est pas tout
C'est au cours de l'atelier de désobéissance que Cécile a appris comment se comporter en cas de confrontation. L'ingénieure de 24 ans s'engage actuellement pour sauver un bois dans la banlieue parisienne de Romainville. De près de 35 hectares, le bois doit laisser la place à une base de loisirs. Tous les jours, les activistes s'y rendent afin de bloquer les travaux qui commencent et ainsi, pour empêcher la cimentation des fondations. Ils sont pacifiques mais cohérents. Ils ont toujours de bons arguments avec eux. « Le dialogue est important pour nous », dit la jeune femme. « Si la police doit intervenir, j'espère que les discussions que nous aurons bougeront quelque chose. Même si cela se résume à faire connaître le problème. » Jusque-là, ils y parviennent. Le chantier est paralysé, le bois est toujours là. Pour l'instant.Pendant ce temps, les protestations des Gilets jaunes se poursuivent à Paris. Les étudiants suivent désormais leur exemple et bloquent à nouveau les universités afin de protester contre l'augmentation des frais universitaires pour les étudiants étrangers. Les écoles ont rejoint le mouvement par solidarité. La France est en grève. Car, si une impression devait rester, c'est bien celle qu'aucune autre nation ne fait autant de grèves et de manifestations que les Français. D'après l'Institut der deutschen Wirtschaft, qui effectue une étude comparative sur les grèves tous les ans, la France est à la première place avec 123 jours de grève. En comparaison, l'Allemagne est en grève pendant sept jours en moyenne.
Ce sont avant tout les rôles des syndicats et des structures politiques qui séparent les deux pays. En effet, tandis qu'en Allemagne on fait presque exclusivement grève dans le cadre de négociations salariales, le Français est, ne serait-ce que d'un point de vue juridique, moins enclin à déléguer ses intérêts à un syndicat. La désobéissance civile, même sans arrêter le travail, se trouve bien des deux côtés du Rhin car, en Allemagne aussi, elle fait désormais partie du répertoire permanent de la protestation politique.