Coopération entre musées
Repenser l'héritage colonial

Portes historiques d’un palais royal africain au Musée du Quai Branly à Paris, l’une des pièces qui doivent être restituées
Portes historiques d’un palais royal africain au Musée du Quai Branly à Paris, l’une des pièces qui doivent être restituées | Photo (détail): Michel Euler © picture alliance / AP Photo

On discute depuis longtemps dans divers forums de la restitution d’objets et de biens culturels datant de l’époque coloniale à leurs pays d’origine en Afrique. Pourtant, on a de plus en plus l’impression que les discussions ne mènent à aucun résultat concret. Peut-on constater tout de même quelques progrès ? Que reste-t-il à faire pour clore le sujet d’une manière satisfaisante pour toutes les parties ?
 

Cela fait maintenant tout juste deux ans que l’on débat plus largement de la question du devenir des objets ethnographiques mais aussi des objets qui ont une valeur scientifique et qui sont entreposés, ou plus rarement exposés, dans les musées européens. C'est le « discours de Ouagadougou » prononcé par le chef d’État français Emmanuel Macron fin novembre 2017 à l’université de la capitale du Burkina Faso qui a véritablement déclenché la diffusion de ce sujet dans une vaste partie de l’opinion, quoique celui-ci ait surtout fait du bruit parmi les cercles d’initiés dans le monde des musées, parmi les muséologues, les représentants du commerce de l’art et de la politique culturelle.
À peine un an plus tard paraissait le « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle » (paru simultanément en anglais sous le titre The Restitution of African Cultural Heritage. Toward a New Relational Ethics) dont la rédaction avait été confiée par le président Macron à l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr et à l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy.
 

Conséquences du rapport Savoy-Sarr

Où tout cela a-t-il conduit ces deux dernières années ? Le débat, mené avec de plus en plus de virulence, a bouleversé l'univers des musées ethnologiques, même si un grand nombre d'entre eux s'étaient efforcés dès les années 1990 de se transformer et de s'ouvrir davantage dans le cadre de la « nouvelle muséologie », ou encore de rechercher des partenariats avec des communautés et des experts originaires des pays d'où venaient les collections.


Felwine Sarr (à gauche) et Bénédicte Savoy Photo (détail): Thilo Rückeis TSP © picture alliance La question de la société postcoloniale et l'exigence de décoloniser différents domaines de la vie furent depuis lors évoquées beaucoup plus largement et la problématique de la fonction, voire de la justification de l'existence des musées disposant de collections ethnologiques, de leurs activités et de leur orientation ont été spontanément abordées. Donnons un exemple de ces bouleversements et de la nouvelle perception que les musées ont d'eux-mêmes : tandis que les musées ethnologiques germanophones discutaient de manière très polémique, il y a encore cinq ans, de l'envergure qu'ils devraient donner à l'ouverture de leurs collections et qu'ils s'interrogeaient sur l'opportunité de leur  accès en ligne, on assiste aujourd'hui à un large consensus autour de l'idée d'une accessibilité généralisée des collections sur le web. Il existe toutefois plusieurs approches à propos des délais et des conditions préalables de réalisation. Doit-on d'abord, notamment au moyen de la recherche de provenance, corriger les erreurs et traiter les informations manquantes dans les banques de données, ou tout cela ne se fera-t-il pas plus aisément à travers l'ouverture en ligne elle-même ?
 

Pas seulement une question de restitution

Il reste encore beaucoup à faire. Il est certain que réglementer le traitement des collections et trouver la meilleure forme de « décolonisation » possible occupera les musées ethnologiques pendant encore des décennies. Et ce, en dépit et indépendamment du fait que, selon les musées, les demandes de restitution des biens du côté des pays d’origine n'ont été et ne sont formulées que de manière sporadique. On a déjà indiqué à plusieurs reprises qu'il ne s'agit pas seulement de la question de la restitution et du lieu de conservation des objets concernés. Il est beaucoup plus important que les pays, États ou communautés d'origine aient voix au chapitre, plus clairement et de manière plus décisive, dans le débat sur le devenir des objets, ainsi qu'à propos de leur lieu et de leurs conditions de conservation. Par rapport à ces questions de la reconnaissance, des droits patrimoniaux, des droits de propriété et de mise à disposition, il n'est pas suffisant de parler de copropriété multiple, de circulation facilitée des objets ou de « patrimoine culturel partagé ». Prendre part et assumer la responsabilité collectivement plutôt que de diviser, est une devise pertinente, consistant en une bonne approche.


Bâtiment du Musée ethnographique de Zurich sur le site de l’Ancien Jardin botanique Photo (détail): Roland Fischer © CC BY-SA 3.0 Tant que la situation entre les deux parties, à cause de l'équipement, des ressources et des possibilités d'accès aux collections, reste aussi déséquilibrée qu'aujourd'hui, cela ne peut suffire. Il existe différentes possibilités et propositions pour y remédier ; une seule d'entre elles prévoit que, une fois les droits de propriété rétrocédés aux pays d'origine, les commissions sur prêt devant être payées par les musées européens devront contribuer au renforcement des structures et des capacités des pays d'origine. Cela permet d'éviter une procédure strictement bilatérale, tout le monde n'étant pas contraint de donner les mêmes solutions aux mêmes questions. Il est bien plutôt souhaitable que la démarche soit largement acceptée tant par les acteurs africains et que par les acteurs européens. D'une part, cela permettrait d'impliquer des organisations pertinentes du côté africain, comme en particulier AFRICOM, le Conseil international des musées africains, qui a trouvé un nouvel élan en 2019 mais aussi l'École du Patrimoine africain (EPA) à Porto Novo au Benin et le Centre de développement du patrimoine (CHDA) à Mombasa au Kenya. D'autre part, cela contribuerait à définir des lignes directrices générales et des principes conformes aux Principes de Washington, établis en 1998 et applicables aux œuvres d'art spoliées sous la période nazie.
 

Il est certain que réglementer le traitement des collections et trouver la meilleure forme de « décolonisation » possible occupera les musées ethnologiques pendant encore des décennies.


Il s'agit d'abandonner la représentation simplifiée de la restitution, perçue comme simple déplacement d'un objet soigneusement étiqueté et sorti du tiroir d'un musée vers le lieu d'où il vient « à l'origine ». Le fait que souvent, on ne dispose pas d'affectation, pour les objets ou en termes de localisation, ne signifie pas seulement que les restitutions doivent en général être traitées selon un processus à voies multiples qui autoriserait une grande variété de solutions possibles, susceptibles d'être retenues dans la négociation et le dialogue.
 

Une « décolonisation » pertinente

Pour ne pas rester vide de sens, l'offre de « décolonisation » doit être remplie d'un contenu. S'ouvrir à des partenaires extérieurs et coopérer avec eux sont les éléments clés du processus de décolonisation. À côté de tout débat relatif aux restitutions matérielles, il faut une volonté de prendre des engagements réciproques sur la base du partenariat. Du côté des obligations, il faudrait tout d'abord que les musées européens témoignent, notamment au moyen d'actes clairement symboliques, de leur volonté de vouloir changer les choses et de contribuer à la décolonisation. Ils se retrouveront alors face à des musées, côté africain, qui ont transformé de fond en comble leurs concepts de travail et leurs orientations ces dernières années. Il n'est pas rare qu'ils soient très éloignés de l'image, largement répandue, d'institutions fondées à l'époque coloniale qui seraient aujourd'hui dépassées.

Les États, africains dans ce cas précis, ne seront en aucun cas déchargés de leur responsabilité. Ils devront fournir une importante contribution à l'infrastructure culturelle. Les parties prenantes africaines réitèrent sans cesse cette exigence. Il faudra de toute façon donner plus de place aux voix et aux opinions africaines pour éviter que la question de la restitution ne devienne un débat strictement européen. On constatera alors que les demandes de restitution ne sont en aucun cas à l'ordre du jour. Des responsables de pays africains et de musées se montrent dans de nombreux cas très réservés vis-à-vis de ces aspirations étant donné que des conflits internes délicats peuvent se trouver dans le même temps réactivés. Au Ghana et en Ouganda notamment, des demandes de restitution formulées par de petites unités politiques ou des royaumes constituent une menace pour les musées nationaux de leurs pays respectifs.
 

L’avantage des partenariats durables

Face aux évolutions qui surviennent du côté du paysage muséal africain, les institutions européennes profiteront aussi considérablement de la coopération et des partenariats. Il s'agit pour l’ensemble des parties prenantes, au-delà des débats actuels autour des questions de comportement et de propriété des collections ethnologiques, de travailler à une nouvelle forme et à une nouvelle orientation (qu'elles soient nommées « post-ethnologiques » ou « post-coloniales ») des musées qui seraient plus transparentes vis-à-vis des partenaires extérieurs et reprendraient des fonctions sociales et sociétales plus larges dans la mesure où ce seraient des structures plus ouvertes et faciles d'accès. Pour atteindre cet objectif, il ne suffit donc pas de faire du rangement et de remettre en état, mais il s'agit au contraire de rénover complètement les musées, c'est-à-dire leurs structures, leurs fonctions et la définition de leurs contenus. Seule une telle institution serait en mesure de trouver de nouvelles formes de travail par exemple, en traitant « d'égal à égal », avec d'autres institutions partenaires. Pour cela, on a besoin d'une étroite collaboration, d'échanges et de transfert de connaissances dans les deux sens.