Entretien avec Carola Lentz
« Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont prennent forme les débats globaux au niveau local et régional »

Carola Lentz, anthropologue de renommée internationale, est présidente du Goethe-Institut depuis la mi-novembre 2020. Elle s’entretient avec « Latitude » à propos de son implication dans les thèmes majeurs du discours global et du rôle du travail pédagogique et culturel dans un monde globalisé.
Madame Lentz, le magazine en ligne « Latitude » offre une plateforme aux échanges transnationaux concernant les conséquences du colonialisme. Quels sont, selon vous, les thèmes les plus importants actuellement du discours postcolonial global et pour quelle raison le sont-ils ?
Depuis le milieu des années 1980, je fais de la recherche et j’enseigne en tant qu’anthropologue, cela influence par conséquent le regard que je porte sur le débat actuel. L’anthropologie sociale s’intéresse en effet non seulement aux répercussions du colonialisme, mais aussi à toute la diversité des formes culturelles de notre société et de sociétés étrangères. C’est pour cela que j’élargirais la perspective, sans me cantonner au colonialisme et à ses conséquences de la fin du 19è siècle au milieu du XXe siècle.
Tout d’abord, l’expansion européenne a commencé beaucoup plus tôt, mais pas partout, et pas de façon aussi intensive sur tous les territoires. Ensuite, les sociétés qui ont été colonisées avaient eu précédemment, avant leur rencontre avec l’Europe, une longue histoire singulière qui comprenait aussi des guerres et de l’oppression.
Par ailleurs, les régimes coloniaux ne sont pas parvenus à pénétrer tous les domaines de la société et de la culture ; le personnel européen présent sur place n’aurait absolument pas suffi à atteindre cet objectif. Et parfois, à l’opposé, des acteurs et actrices appartenant aux sociétés colonisées purent transformer, comme j’ai pu le constater en faisant des recherches sur le Ghana, des fonctionnaires coloniaux en alliés de leurs stratégies de pouvoir. Il est tout de même de notre devoir et de notre responsabilité, à nous Européens, d’affronter la souffrance que le colonialisme a produite et qui perdure encore aujourd’hui.
Comme j’ai pu l’observer dès les premiers mois de mon mandat, le Goethe-Institut, dans ses projets culturels, travaille en fait de façon très anthropologique. Les collègues s’intéressent beaucoup aux thèmes qui toucheront les gens sur place. À travers des projets comme Burden of Memory en Afrique, on voit à quel point les perspectives sur le colonialisme et ses conséquences peuvent être diverses. Dans des mouvements comme Black Lives Matter ou Rhodes Must Fall, on reconnaît très bien des idées et des arguments qui circulent à l’échelle globale. Mais la question de savoir comment de tels débats globaux s’instaurent au niveau local et au niveau régional est au moins aussi importante.
C’est pour cette raison que le Goethe-Institut n’arrive pas avec un programme tout prêt et conçu dans un centre de discussion, mais qu’il se laisse inspirer et entraîner par les acteurs culturels locaux.
Dans ces conditions, je reformulerais votre question concernant les thèmes que je considère comme importants : ce qui m’intéresse davantage ce sont les thèmes qui, dans le monde entier, font réagir les gens. Cela peut être le colonialisme, mais dans beaucoup d’endroits, les questions des crises écologiques et du développement durable, celles de l’illibéralisme politique ou encore de la corruption semblent au moins aussi importantes.
« Les sociétés du Sud global n’ont pas seulement été des victimes, hier comme aujourd’hui, et nous devrions élargir nos connaissances sur leur his-toire et leur culture au-delà de leur confrontation avec l’Europe. Il est tout de même de notre devoir et de notre responsabilité, à nous Européens, d’affronter la souffrance que le colonialisme a produite et qui perdure en-core aujourd’hui. »
La mémoire de l’holocauste et les positionnements postcoloniaux ne devraient pas être mis en compétition. Réunir, dans cette optique, intellectuels, artistes et acteurs de la société civile afin de sonder les zones de contact et les possibles solidarités, me semble constituer une tâche importante. Le Goethe-Institut peut y apporter sa contribution.
L’ethnicité, le nationalisme, le colonialisme, la politique de mémoire, les classes moyennes dans le Sud global et les migrations professionnelles font partie de vos champs de recherche. Vous avez tout d’abord effectué des recherches en Amérique du Sud et, depuis 1987, vous œuvrez régulièrement en Afrique occidentale. Quelles expériences, qui ont influencé votre perception du monde postcolonial, avez-vous accumulées sur le terrain ?
L’une des expériences fondamentales de la recherche anthropologique est la « stupéfaction envers sa propre société ». En d’autres termes, une rencontre intense avec des modes de vie étrangers remet en question les évidences de notre propre société, ce qui masque, bien au-delà des thèmes du colonialisme et du postcolonialisme, de vastes possibilités intellectuelles et créatives.
Prenons un exemple : comment réagissons-nous – c’est une question brûlante en période de pandémie – à l’imprévisibilité ou à une prévisibilité limitée ? J’ai beaucoup appris, à ce sujet, de mes interlocuteurs africains. Sans parler du coronavirus, il existe au Ghana et dans d’autres pays d’Afrique occidentale de nombreux risques de la vie qui, chez nous en Allemagne, sont sécurisés par des offres complètes d’assurance sociale. En Afrique, ces sécurités souvent n’existent pas et les individus doivent alors faire preuve d’une grande flexibilité. Ils mettent en place de larges réseaux diversifiés qui facilitent le soutien. Des étrangers sont aussi fréquemment intégrés dans ces réseaux parce qu’on peut ainsi multiplier les ressources propres ; ma propre expérience d’être accueillie au sein d’une famille élargie est un exemple de cette stratégie. Cela ne va pas sans conflits, mais l’ouverture et la curiosité envers l’étranger m’ont impressionnée. Sans vouloir idéaliser la capacité d’improvisation africaine, on peut, en tant qu’Européens du Nord, beaucoup apprendre des sociétés qui se fondent moins fortement que nous sur la prévisibilité de l’avenir.
Une seconde expérience qui m’a marquée en tant que chercheuse, tant en Équateur qu’en Afrique occidentale, est l’intensité de l’échange intellectuel, souvent très critique, que j’ai pu expérimenter auprès des collègues des sciences sociales et des études de la culture. Fréquemment, cet échange ne reflétait pas nos identités ou nos « positionnalités respectives », comme on aime à le dire aujourd’hui dans le discours postcolonial. J’ai plutôt rarement observé des lignes de front par rapport aux appartenances géographiques ou identitaires ; l’acceptation argumentée ou la contradiction ne dépendaient pas de la nationalité, du sexe ni de la couleur de peau. C’est cette culture ouverte du débat, associée à une acuité argumentative et à une curiosité pour les contributions et le respect des points de vue variés des autres, que je voudrais encourager en tant que présidente du Goethe-Institut.
Où se situent actuellement, à votre avis, les plus grands défis dans les relations entre les anciennes colonies et les puissances coloniales, et comment celles-ci pourraient-elles coopérer à l’avenir ?
En montrant du respect, de l’ouverture et de la curiosité les unes envers les autres : c’est ma vision de l’avenir. Pour nous Allemands, il s’agit de porter la responsabilité de l’histoire coloniale de notre pays. Pour cela, nous devons apprendre à connaître cette histoire dans sa complexité. Le colonialisme et ses conséquences ne devraient pas seulement constituer un sujet de recherche pour un cercle fermé de scientifiques et d’experts, mais ils concernent aussi une large partie de l’opinion publique ; ils devraient par exemple être enseignés en cours d’histoire dans les écoles.
Il est important d’écouter précisément ce que les individus originaires des anciennes colonies ou d’autres pays du Sud global et nos voisins européens, ont à nous dire. Cette écoute n’intervient cependant pas dans un espace dépourvu de liens de domination, ce qui constitue l’un des plus grands défis à relever. Inégalité économique et asymétries politiques n’ont pas cessé de marquer les relations entre anciennes colonies et puissances coloniales. Cela ne disparaît pas aussi facilement, mais les choses doivent se faire dans la transparence et la concertation. L’écoute commence souvent de manière bilatérale, à travers des rencontres entre les représentants des anciens colons et les habitants des anciennes colonies. Mais ce qui me semble le plus productif, ce sont les rencontres multilatérales et les comparaisons transnationales de la domination coloniale.
« Le Goethe-Institut peut aussi contribuer à rendre visible en Allemagne et en Europe la grande richesse des productions artistiques et intellectuelles des anciennes colonies (et du Sud global en général). »
Comment le Goethe-Institut peut-il aider les institutions culturelles (musées, archives, théâtres, bibliothèques) des anciennes colonies à utiliser les opportunités apportées par la globalisation et à affronter les nouveaux défis numériques ?
Je considère que les coproductions artistiques et les formules discursives ouvertes sont extrêmement importantes et productives. Elles permettent de dépasser de façon ludique les identifications et les frontières bien ancrées. La musique, la danse, le théâtre, la littérature, les expositions et beaucoup d’autres choses encore peuvent ouvrir le champ des possibilités en offrant l’opportunité de mettre en contact des acteurs très différents, ce que le travail politique direct ne pourrait réaliser.
Le Goethe-Institut peut ici apporter un soutien sous des formes diverses, en gardant un étroit contact avec les acteurs qui sont sur place afin de donner de vraies réponses aux besoins concrets des institutions culturelles existantes. Cela peut être une aide financière apportée à des artistes et à des structures de projet (comme aujourd’hui avec la mise en place d’un nouveau fonds de solidarité dans le contexte de la pandémie), mais aussi le soutien à des institutions culturelles dans des pays qui veulent s’intégrer à des réseaux horizontaux, comme avec le projet Museum Futures Africa. Des offres de formation pour les collaborateurs et les collaboratrices des institutions culturelles ou encore une aide pour mettre à disposition des informations sur les objets, issus des anciennes colonies et conservés en Allemagne, comme dans le projet d’exposition Invisible Inventories, représentent d’autres formes de soutien.
Et pour terminer, une chose à laquelle je tiens particulièrement : le Goethe-Institut peut aussi contribuer à rendre visible en Allemagne et en Europe la grande richesse des productions artistiques et intellectuelles des anciennes colonies (et du Sud global en général). Il me semble très important de rendre plus audibles des voix internationales !
L’entretien a été mené par Eliphas Nyamogo, responsable de l’équipe dédiée au développement de contenu sur Internet auprès du Goethe-Institut à Munich.