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« Comme le feu » de Philippe Lesage
Où il y a de la fumée…

Aurélia Arandi-Longpré, Noah Parker (ou plutôt leur mains) dans « Comme le feu » de Philippe Lesage
Aurélia Arandi-Longpré, Noah Parker (ou plutôt leur mains) dans « Comme le feu » de Philippe Lesage | © Balthazar Lab

D’abord, ce n’est qu’une étincelle, une main qui cherche, maladroitement une autre main. C’est une question, qui reste sans réponse, une information piquante, échangé dans le noir et à voix basse, des taquineries qui se transforment en disputes ardentes. Après tout, ce sont les étincelles qui forment le feu…
 

De Tatiana Braun

Dans la forêt

Comme le feu, du réalisateur Philippe Lesage est une déconstruction cinématographique des structures psychosociales d'une communauté de jeunes et d’adultes dans un chalet dans la forêt québécoise. Le film est présenté en première mondiale dans la section Generation 14plus du festival, une sélection qui se concentre sur des films qui, dans leurs récits et leur langage cinématographique, mettent l’accent sur les enfants et les jeunes. Les films de cette section permettent de découvrir leur réalité et tendent un miroir au monde des adultes. L’un des trois films québécois présentés au festival, Comme le feu dissèque l’égo de ses protagonistes pour mettre à nu leur masculinités fragiles.
Carlo Harrietha, Paul Ahmarani, Sophie Desmarais, Aurélia Arandi-Longpré, Noah Parker, Antoine Marc Marchand-Gagnon, Arieh Worthalter, Guillaume Laurin dans « Comme le feu » de Philippe Lesage

Carlo Harrietha, Paul Ahmarani, Sophie Desmarais, Aurélia Arandi-Longpré, Noah Parker, Antoine Marc Marchand-Gagnon, Arieh Worthalter, Guillaume Laurin | © Balthazar Lab


Au centre du film est le jeune Jeff (Noah Parker), qui est invité par son ami Max (Antoine Marchand-Gagnon) à passer du temps dans un chalet isolé et accessible seulement en hydravion dans les bois du Québec. Leur hôte est Blake Cadieux (Arieh Worthalter), réalisateur de réputation, ami et ancien collaborateur d’Albert Gary (Paul Ahmarani), le père de Max. Jeff porte un intérêt pour Aliocha (Aurelia Arandi-Longpré), la grande sœur de Max. Aliocha, dont le prénom est inspiré du roman Les Frères Karamazov de Dostoïevski, est une jeune femme confiante et sensible qui rêve d’être écrivaine. Jeff, lui, aimerait bien devenir réalisateur, tout comme leur hôte. Avec eux, il y a l’éditrice et assistante de Blake, Millie, ainsi que Barney et Ferran, deux employés du chalet. Plus tard, s’y ajouteront Hélène Falke, une actrice de renommée et son compagne Eddy.

Entre les sorties en nature et les soupers intimes autour de la grande table, la tension entre les adultes monte et leurs taquineries se transforment – alimenté par le vin – dans des conflits ouverts. Jeff, d’abord plein d’admiration pour le réalisateur et confus par les signaux qu’il pense obtenir d’Aliocha, se retrouve rapidement – littéralement et métaphoriquement – pris dans un tourbillon entre l’humiliation, la colère et la déception, desquels il arrivera seulement à s’en sortir en s’émancipant de la prétendue maturité et autorité des adultes et de leur ensemble de valeurs.

La saison des feux

Les étincelles dans cet huis clos se transforment rapidement en pleins de petits feux ouverts et la situation menace de devenir incontrôlable. Mais, contrairement au film Ciel rouge (Afire) du réalisateur allemand Christian Petzold, gagnant de l’ours d’argent au festival de Berlin en 2023, qui traite de thématiques similaires, notamment l’égo fragile d’un écrivain qui prétend être plus torturé que ce qu’il est, le feu ici reste métaphorique seulement. Les deux films sont comparables, de par leur cadre : dans Ciel rouge il s’agit d’un groupe d’adultes – vieux et nouveaux ami.e.s - qui se rencontrent dans une maison au bord de la mer Baltique en été. Il n’a pas plus pendant des semaines, la forêt est sèche et le danger de feux de forêts est réel.

Autour de la table de souper, dans le jardin, les tensions montent : il y de la jalousie, de l’amour et de la rancœur. Les émotions s’enflamment, tout comme les forêts desséchées qui les entourent. Quand Petzold met en scène drastiquement l’ampleur des dégâts causés par les feux de forêts – en conséquence du changement climatique et en contraste aux – face à cette réalité – petites préoccupations de son personnage principal, le feu littéral chez Lesage reste contrôlé : c’est un feu de cheminée ou un feu de camps. Cependant, le feu dont il est question dans le titre du film est certainement moins destructeur, mais il n’est pas moins dangereux : « Dans mes films, il y a souvent un monstre », nous confie Philippe Lesage lors d’une rencontre pendant le festival.

Le monstre ici – le loup garou, s’il on veut - semble être Blake, l’homme sauvage, un peu ténébreux, barbe de trois jours, chemise à carreaux, le réalisateur, le pilote, le prétendu chasseur, pêcheur et kayakiste, virile et inapprochable. Questionné par Jeff sur un de ses premiers films, qui est largement autobiographique, s’il a vraiment essayé de tuer son grand-père, il lui répond en lui prêtant sa version du scénario de son premier grand film à succès. Mais en dessous de la surface, la monstruosité est dans les détails. Elle se montre dans les transgressions de Jeff, les reproches plus ou moins ouverts qu’Albert fait à Blake, dans une blague bête et méchante. – L’enfer, c’est les autres, dit-on.

Autour de la table

La mise en scène des soupers et des moments de communauté au chalet est d’une ingéniosité remarquable : pendant ces moments – de partage, de confrontation et de lâcher-prise enivré - la caméra semble prendre place à la table ou au milieu du cercle et devenir un personnage à part entière. Les dialogues entre Blake et Albert, leurs boutades qui se transforment en échanges de coups verbaux et finalement littéraux, sont, pour une grande partie, improvisés.

Chaque scène de souper a pris deux jours à la filmer, nous confie le réalisateur, et le résultat est impressionnant. Bien que la caméra se rapproche rarement de ses protagonistes, elle garde presque en tout temps une distance de sécurité, le film arrive à maintenir le suspense sur une durée de deux heures et demie. D’un côté authentique dans ses dialogues, il ne craint pas d’explorer le surréalisme en épiçant certains de ses plans de détails « un peu magiques » comme le dit le réalisateur.

Le film démasque les adultes comme des personnages qui s'apitoient sur leur sort et dont il ne faut pas attendre de soutien. Il peut être lu comme un commentaire sur le conflit des générations et un encouragement à la jeune génération à remettre activement en question l'autorité, la maturité des aînés ainsi que leurs concepts de masculinité performative et toxique. Comme le feu est un drame psychologique, plein de suspense, d’amour pour le cinéma et de plaisir de l’expérimentation, porté par un jeu d’acteur exceptionnel qui fait énormément plaisir à regarder et écouter.
 

Comme le feu de Philippe Lesage a reçu le Grand Prix du Jury International pour le meilleur film dans la section Génération 14plus.