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République Démocratique du Congo

Essai
Wolfgang Tillmans à l’Échangeur

Echangeur de Limete et affiche de Wolfgang Tillmans
Echangeur de Limete et affiche de Wolfgang Tillmans | Photo: Goethe-Institut Kinshasa

On dit d’une exposition qui arrive à trouver plusieurs musées pour l’accueillir qu’elle « marche bien ». On dit d’un musée qui met sur pied plusieurs expositions qu’il « marche bien ». Dans ces réseaux dynamiques entre « bons marcheurs » surgissent des étapes parasites, des pauses disruptives qui questionnent les rapports entre l’offre culturelle des institutions et leur écosystème, des étapes qui demandent qu’on s’arrête un moment pour s’interroger sur ce qui se passe autour. Pour peu qu’on ose ces étapes, elles peuvent apporter un éclairage sur les réformes dont les institutions culturelles ont besoin, pour non seulement marcher mais aussi pour s’assurer d’aller avec son public dans la bonne direction.

Dans ce contexte, le défi d’exposer Wolfgang Tillmans à Kinshasa et au Musée de l’Échangeur est intéressant. D’une part, parce que c’est un artiste « du sérail », ce qui lui permet de participer au pouvoir de l’institution, d’autre part, parce que sa pratique incite à une certaine intériorité / quotidienneté qui peut renverser l’image d’une exposition « fracassante » et la ramener à l’individu et au quotidien, ce que pourrait susciter un grand discours politique. Enfin, parce que son cadre institutionnel, qui est en apparence un montage improbable, presque hasardeux, renferme le germe d’une ambition qui peut inspirer des dynamiques audacieuses.

Aller là où les expositions itinérantes ne vont pas

Nonobstant une globalisation de l’art contemporain, dont on salue souvent la capacité de mettre en lumière des régions du monde jusque-là peu représentées, le trajet des expositions itinérantes reste concentré en Europe et en Amérique du Nord, avec quelques incursions vers la Chine et l’Asie et, dans une certaine mesure, le Brésil, à savoir des pays qui ont assumé leurs musées. Ainsi en 2007, l’exposition Africa Remix, l’art contemporain d’un continent, a été très fière d’atterrir au Johannesburg Art Gallery en Afrique du Sud. En 2015, l’exposition Rise and Fall of Apartheid montée à Munich deux ans plus tôt, a été présentée au Museum Africa, toujours en Afrique du Sud. Ces expériences de deux musées de Johannesburg constituent, à ma connaissance, les seules escales africaines de méga-expositions itinérantes. Ce bon point devrait néanmoins être nuancé par le fait que ces deux expositions traitent exclusivement de l’Afrique. Un des commissaires de l’exposition m’expliquera un jour qu’il s’agit d’abord d’une question de couverture d’assurance pour des œuvres dont le prix à l’unité se rapproche du budget annuel de nos musées. Un autre pourrait ajouter que les musées en Afrique — confrontés à la lutte pour leur survie — ont peut-être d’autres priorités.

Parallèlement, les grandes capitales africaines comme Lagos et Kinshasa et leurs pays respectifs sont devenus d’importants chantiers d’expérimentation pour les artistes contemporains, débutants ou confirmés. Entre les projets très controversés d’un Renzo Martens que l’urbaniste français Tristan Guilloux qualifie très justement de « cynical turn », ou les présences récurrentes d’artistes belges, suisses, allemands ou français, le Congo comme sujet n’est pas en reste de la création contemporaine. Peu d’artistes « osent » néanmoins se confronter au public qui leur a permis de monter le projet dans un véritable format d’exposition. L’exemple de la discussion très houleuse au festival de cinéma de Goma lors de la présentation de l’exposition photo et installation vidéo The Enclave de l’irlandais Richard Mosse, est assez rare pour être noté. Que penseraient les kinois des déformations du sens du texte dans la traduction de la chanson Soki lelo okeyi de Papa Wemba , l’icône de la chanson congolaise décédé en 2016, dans l’installation vidéo Fara Fara de Carsten Höller en 2015 à la Biennale de Venise?*

Le Congo s’exporte bien, mais les expositions n’y reviennent pas forcément. Il y aurait donc une forme d’extraction de contenus très semblable à celle de l’industrie extractive minière, mais sans la contrepartie d’un retour des produits manufacturés pour une consommation locale.**

Le Musée de l’Échangeur : l’extraordinaire inachevé 

Wolfgang Tillmans: Anders pulling splinter from his foot, 2004 © Wolfgang Tillmans: Anders pulling splinter from his foot, 2004 Wolfgang Tillmans: Anders pulling splinter from his foot, 2004 Wolfgang Tillmans: Anders pulling splinter from his foot, 2004
Kinshasa dispose pourtant d’un « Musée d’art contemporain et multimédia », installé dans un bâtiment assez spécial : la tour de l’Échangeur. Ce projet architectural voulu par le président Mobutu Sese Seko au sommet de sa gloire au début des années 1970, a été conçu pour abriter le « musée de la Nation Zaïroise », et confié à Olivier-Clément Cacoub, un architecte franco-tunisien qui avait déjà dessiné le jardin du parc présidentiel abritant l’Institut des musées nationaux au Mont Ngaliema. Cacoub semble avoir eu les faveurs du président qui lui avait déjà demandé de lui construire son palais de Gbadolite, dans sa région natale de l’Équateur. Pour l’Échangeur, il conçoit une tour élancée qu’il veut « la flèche monumentale la plus haute du monde », associant divers projets d’aménagement urbains à cette tour qui doit également servir à fluidifier la circulation à l’entrée de la capitale.

Cacoub est l’architecte des projets ambitieux : l’immeuble de la Fondation Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix, les palais présidentiels de Yaoundé et Yamoussoukro, etc. Il est également connu pour d’autres projets controversés et dont certains ne seront jamais achevés. Ce sera le cas de l’Échangeur qui restera planté là, compliquant la circulation au lieu de la fluidifier. Le projet de Mobutu et Cacoub, sensé célébrer la « nation zaïroise » dans toute sa magnificence, restera lettre morte. Après le décès de l’architecte, la disparation des archives Cacoub rend la reconstitution de l’idée du projet difficile. Restent quelques entrepreneurs qui ont travaillé sur le chantier pour témoigner des plans initiaux. Si l’aide des Coréens permettra de construire la statue de Lumumba en 2001, le reste des lieux devra attendre un aménagement a minima d’une entreprise chinoise pour paraître moins désaffecté. L’aide de l’Égypte lors du sommet de la francophonie que Kinshasa accueille en 2012, offrira un système de projection avec un film sur le fleuve Nil, considéré comme un cousin du fleuve Congo qui coule à quelques kilomètres. Avec cette dernière acquisition et quelques tableaux de la collection d’art moderne et contemporain de l’Institut des musées nationaux du Congo sera lancée la phase « musée » du projet. D’autres institutions de coopération se saisiront du bâtiment pour abriter des expositions et donneront qui un coup de peinture, qui un peu d’équipement.

L’Échangeur a donc eu une autre vie, et n’a peut-être pas le souci de ressembler à ses plans initiaux. Volant la vedette aux tours du centre commercial de la ville, c’est l’Échangeur qui est devenu pour les kinois de manière officieuse — mais parfois aussi sur les logos officiels — l’emblème de cette mégapole congolaise. Et puisque personne ne sait vraiment à quoi il était sensé servir, il est devenu un espace où se projettent les idées et les intentions les plus diverses, une sorte de fabrique des imaginaires qui mêlent des récits de science fiction à des histoires de tortionnaires des polices politiques de tous les régimes. Il est également devenu une fierté pour la commune très contestataire de Limete qui regarde monter la fumée noire des pneus brûlés lors des protestations, comme si la flèche leur servait de cheminée. Ce sera finalement un échangeur imaginaire, ou un échangeur des imaginaires qui trône à l’entrée de Kinshasa comme une forteresse abandonnée.

Si le projet matériel affiche clairement ses imperfections et son caractère incomplet, son impact mental semble, lui, avoir réussi son pari. Et si un musée d’art contemporain doit porter la dynamique de la ville qui l’abrite, quel meilleur endroit à Kinshasa que cette tour flanquée là, à la fois grandiose et décadente, phallocrate et eunuque, une tour-entonnoir où tout le monde renvoie ses fiertés, ses hontes et ses colères ?

L’œuvre de Wolfgang Tillmans : l’infra-ordinaire inattendu

Pour Wolfgang Tillmans, il y a une certaine nécessité à la complexité architecturale d’un projet muséal. Défendant le projet d’extension d’une « incroyable complexité » réalisé sur le bâtiment de la Tate Modern à Londres par la firme Herzog & de Meuron, il note : « On ne construit pas seulement une boîte, on construit une idée ». Dans une autre interview, il met cependant en garde contre certaines approches d’architectes « malhonnêtes », qui ne respectent pas les utilisateurs en prenant les intentions de ces derniers « par-dessus la jambe ». L’œuvre architecturale, comme celle d’une exposition, est accomplie dans la matérialisation respectueuse et honnête d’une idée et consiste à présenter à la subjectivité du public une offre assumée.

La démarche de Tillmans veut capter cette complexité des choses. Il décrit son travail comme un « amplificateur des idées, des choses et des sujets auxquels il croit et dont il se préoccupe ».  

Mais les mots « amplification » et « complexité » ne devraient pas prêter à confusion et laisser imaginer une quête de l’extraordinaire. Il s’agit en fait d’une approche qui veut révéler le banal, mettre en exergue ce qui est à première vue habituel. Pour exemple, la photo Sendeschluss/End of Broadcast 2014 présente une capture de la « neige » d’un écran analogique qui ne capte aucun signal. Cette photo, dont on ne peut nier le caractère trivial, vient nous questionner sur le rapport entre l’image, la technologie et les bouleversements qu’ils induisent dans notre vie quotidienne au fil du temps. De la même manière les portraits de Tillmans, qui mettent l’accent non pas sur l’expressivité des visages mais sur la manière dont « les corps rencontrent d’autres corps » nous ramène à la matérialité, la profonde sensualité et même la vulnérabilité de nos propres corps. Lorsqu’on observe la photo Lutz and Alex sitting in the trees (Lutz et Alex assis dans les arbres), on voit des corps, à moitié couverts qui semblent d’abord fondus dans les arbres. Mais en s’y attardant, on en découvre les muscles mis en lumière, leur grâce ou leur fermeté, comme si les corps sortaient de leurs manteaux imperméables pour venir à nos yeux. Ce même sentiment de matérialité, presque de contact physique, s’exprime dans les portraits d’Anders, un de ses modèles récurrents, tels que Anders pulling splinter from his foot ou Anders (Brighton Arcimboldo). Dans le premier, on le voit assis sur un tabouret un pied à terre et l’autre entre ses mains, posé sur sa cuisse. Il s’y dégage une proximité qui nous fait sentir une intrusion dans leur intimité, mais sans aucun jeu d’érotisme facile.
Cette matérialité exprimée dans la photographie des corps traduit l’instant que Tillmans capture. Pour lui, chaque photo est un acte d’amour, de respect et une forme d’étreinte entre lui et les sujets qu’il photographie.

Wolfgang Tillmans: paper drop Prinzessinnenstrasse, 2014 © Wolfgang Tillmans: paper drop Prinzessinnenstrasse, 2014 Wolfgang Tillmans: paper drop Prinzessinnenstrasse, 2014 Wolfgang Tillmans: paper drop Prinzessinnenstrasse, 2014
Cet amour saisissant, Tillmans semble aussi l’avoir pour une matière qu’il considère comme essentiel : le papier. Pour lui, ce n’est pas seulement un support de l’image, mais un objet à part entière. Dans les images intitulées Paper Drop (goutte de papier), il présente sous forme de sculptures abstraites des images de papier photo coloré plié. Mais il utilise également des pages de journaux, des photocopies et toute forme de traitement d’images. Autant Tillmans est considéré comme le photographe qui a marqué le passage de la photographie dans l’art contemporain, notamment en devenant le premier photographe à gagner le prix Turner, autant son approche de la pratique photographique semble désacraliser le médium. La photo, devenue œuvre d’art, peut aussi redevenir objet banal, et inversement l’objet peut devenir photo. Tout est dans la manière de présenter le papier, la qualité du papier, sa taille ainsi que son occupation de l’espace dans l’exposition.

De par ses sujets, la façon de les traiter et le dispositif de présentation, le travail de Tillmans correspond à ce qu’Elvira Dyangani Ose a nommé la « poétique de l’infra-ordinaire », en parlant de la manière de redéfinir les relations sociales dans l’espace public grâce à des actions artistiques. Même si les projets africains qu’elle décrit (Hug de Sello Pesa, Chimurenga Library et  Bessengue City) investissent des espaces publics radicalement différents de celui dans lequel se déroulent habituellement les expositions de Tillmans, la démarche de ce dernier se situe éminemment dans le registre de l’infra-ordinaire tel que défini par l’écrivain français Georges Perec et qui a inspiré Dyangani Ose :
 
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser. Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?***

Le projet truth study center (2005-2015) semble être une réponse directe à cette quête de l’infra-ordinaire. En associant ses photos tirées sur des formats modestes et posées sur des tables à côté des journaux, des lettres, des objets du quotidien, il présente une vision de la vérité (truth) beaucoup plus complexe que celle de l’actualité, des ouvrages scientifiques et des dogmes religieux. Il place ainsi la notion de « vérité », qui n’a plus rien d’absolu, du côté de ce que l’on vit plus que du côté de ce que l’on apprend.

Mais exposer Tillmans à Kinshasa reste du domaine de l’inattendu. Exposer un artiste dont le message a une connexion avec le public congolais sur le seul registre de l’expression personnelle et de l’amplification du quotidien pourrait paraître futile pour beaucoup de bailleurs de fonds internationaux et même d’opérateurs culturels locaux. Et si la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme affirme que toute personne a le droit « de jouir des arts » (article 27), cela ne se traduit pas par de grandes interventions internationales, sauf dans les cas où l’art exprime un lien direct avec les actions humanitaires dans les domaines de la santé ou des libertés fondamentales.

Tillmans à l’Échangeur : une plateforme de résistance ?

Le projet truth study center commence par cette simple question : What’s wrong with redistribution ? (Qu’y a-t-il de mal à redistribuer ?). Cette question qui se rapporte à la redistribution des richesses, peut aussi être appliquée à celle du pouvoir, du savoir ou, plus largement, de surmonter les différences quelles qu’elles soient. Tillmans utilise ainsi l’espace d’exposition comme une plateforme de résistance.

Cet engagement pour un monde d’équité ne se manifeste pas seulement au niveau du contenu, mais également au niveau de la forme même de l’exposition. Tillmans, qui met en espace ses propres expositions, est très attentif à éviter ce qu’il appelle « le langage de l’importance », cette tendance qui veut qu’une photo prenne continuellement plus d’espace, soit plus visible dans toutes les expositions parce qu’elle aurait plus de valeur. Il contourne toute hiérarchie dans la présentation de l’exposition en adaptant perpétuellement les formats de chaque photo, leurs assemblages et leurs techniques d’accrochage.
Comme la tour de l’Échangeur nous le rappelle, Kinshasa est une ville de pouvoir et de démonstration de force. Comment sous cette tour peut se créer une rencontre équitable et respectueuse entre le travail d’un artiste et un public qui n’a pas forcément l’habitude de ce genre d’exposition photo ? Comment créer un dispositif de médiation qui permette de la lire au-delà des codes de l’art contemporain et de l’histoire de la photographie ? Comment la regarder non pas comme une exposition allemande au Congo, mais comme une expérience humaine ? Comment la voir comme une immersion dans le quotidien plutôt que comme une célébration triomphante du monde l’art ?

Je n’ai pas de réponse pragmatique à ces questions, mais j’aime à penser que le public qui entre dans cette exposition pourrait avoir le sentiment d’être chez lui, et de voir son quotidien amplifié et sublimé. Que l’hospitalité du lieu pourrait puiser dans l’expérience d’un lieu alternatif comme Between Bridges, le lieu que Tillmans a créé à l’entrée de son studio à Londres, puis à Berlin, tout en étant aussi précis et soigné que la Tate Modern. Et si l’exposition ne paraît pas assez africaine, beaucoup trop européenne, ou mettant exagérément l’accent sur telle ou telle autre différence, qu’elle apprenne alors à faire une autre anthropologie de soi-même plutôt que celle des autres : pour paraphraser à nouveau Perec, faire une anthropologie « endotique » en lieu et place des quêtes « exotiques ».




* La chanson en lingala qui parle d’une séparation est complètement modifiée pour expliquer les duels entre les musiciens kinois. L’expression « ko batela » (garder), par exemple, se transforme en « battle » (bataille). Rien ne laisse penser à une erreur intentionnelle.
** Il faut néanmoins noter les échanges internationaux, qui parfois donnent lieu à des expositions, la plupart du temps menés par des initiatives indépendantes ou les institutions de coopération.
*** Georges Perec, « Approches de quoi ? », dans L’Infra-ordinaire, Seuil, Paris, 1989, p. 10-11.