Hannah Arendt quitte l’Allemagne en 1933 et s’enfuit à Paris. Les expériences qu’elle vit pendant les huit années qui précèdent son émigration aux États-Unis influenceront considérablement la vie et l’œuvre de la politologue. Pourtant, la recherche a longtemps ignoré son séjour en France.
Tour à tour activiste engagée et internée en tant que citoyenne allemande
Et effectivement les huit années passées en France furent loin d’être contemplatives pour Hannah Arendt. Face à la situation politique qui s’assombrit très rapidement et à l’antisémitisme croissant en Allemagne, la réflexion à elle seule ne représente plus pour elle une option. Elle est convaincue d’une chose : « Si l’on est attaqué en tant que juif, on doit se défendre en tant que juif ». C’est ainsi qu’elle travaille à Paris pour diverses organisations humanitaires juives dont le but est de préparer à l’émigration vers la Palestine les jeunes juifs allemands qui arrivent à Paris dans les années 1930 sans avoir la moindre perspective dans la capitale française.Les années où elle a effectué ce travail social ainsi que la période qu’elle a passée en France en tant que telle ont pendant longtemps très peu intéressé la recherche. Pourtant, ce qu’elle a vécu entre octobre 1933 et mai 1941 a non seulement marqué la suite de son parcours, mais cette expérience constitue aussi le socle des écrits qu’elle a élaborés plus tard aux États-Unis. L’antisémitisme vécu au quotidien ainsi que son histoire, qu’elle a commencé à étudier à Paris, forment le fondement du premier chapitre de son ouvrage politique majeur, Les Origines du totalitarisme. En France, Hannah Arendt apprend par ailleurs dans sa chair ce que signifie vivre en étant privée de liberté. Quand les troupes allemandes envahissent le pays en mai 1940, elle est déportée comme « ennemie étrangère » au camp d’internement de Gurs, dans le sud de la France, d’où elle put se libérer un mois plus tard. Deux ans après sa fuite aux États-Unis, elle se souvient dans son essai Nous autres réfugiés que, eux, les exilés allemands « jouèrent pendant sept ans le rôle ridicule d’individus cherchant à devenir français » - pour finir internés en tant qu’Allemands au début de la guerre. Alors qu’ils avaient été déchus de la nationalité allemande depuis déjà longtemps.
Rathaus 15. Arrondissement Paris, 2025 | Foto (Detail): © Laurent Daniel
Un foyer métaphorique
Et pourtant, quelques mois avant sa mort soudaine en 1975, Hannah Arendt parle de « huit longues et plutôt heureuses années » passées en France. Et ce malgré les vaines tentatives d’adaptation, l’impossibilité d’obtenir à Paris une autorisation de travail ou la nationalité française, les conditions d’habitation précaires, le manque d’argent, l’hostilité montrée par une partie de la population envers les émigrés allemands et, pour finir, la déportation. Quand, à la fin de sa vie, elle repense avec indulgence à sa période parisienne, c’est aussi certainement parce qu’elle a connu dans la capitale française Heinrich Blücher, ce communiste berlinois avec qui, après leur mariage dans le 15è arrondissement en janvier 1940, elle passera le reste de sa vie. Elle l’aurait appelé « Monsieur » jusqu’à sa mort, en référence à leurs premières années à Paris où le couple avait trouvé, dans le cercle des exilés juifs et communistes allemands, un foyer métaphorique.
Café Le Dôme, Paris, 2025 | Foto (Detail): © Laurent Daniel
Dans le sud parisien
Les quartiers situés au sud de la Seine, le Quartier Latin et la zone autour du boulevard du Montparnasse, étaient au cœur de la vie de cette communauté de destins et offraient un refuge à un nombre toujours croissant d’intellectuels allemands au cours des années 1930. Il se dit qu’en 1934, au Café du Dôme, lieu de rencontre favori de la bohème depuis le début du 20è siècle, non loin du Jardin du Luxembourg, on entendait parler davantage allemand que français ; au 10, rue Dombasle, plus au sud, la plupart des chambres étaient occupées par des Allemands. Aujourd’hui, une plaque apposée sur la façade témoigne de la présence de Walter Benjamin parmi les locataires de l’époque. Hannah Arendt avait trouvé « dans Benji » l’ami le plus proche de ses années parisiennes et elle partageait avec lui, malgré toutes les difficultés existentielles du moment, son enthousiasme pour la beauté de la ville. Contrairement à Hannah Arendt et Heinrich Blücher, celui-ci ne parviendra à fuir aux États-Unis. Il s’est suicidé juste après avoir franchi la frontière espagnole, là où on lui avait interdit de poursuivre son voyage. Quelques jours auparavant, il avait confié le manuscrit de son dernier ouvrage, Sur le concept d’histoire, à Hannah Arendt qui avait tout mis en œuvre à son arrivée à New York en mai 1941 pour qu’il soit publié. C’est d’ailleurs là-bas qu’elle se fera connaître en tant que journaliste. Et lorsque Hannah Arendt déclara plus tard : « Tout au long de ma vie, je n’ai jamais aimé aucun peuple (…), je n’aime en réalité que mes amis », ces paroles se référaient très certainement aussi sur les expériences et les rencontres faites pendant les huit années qu’elle avait passées en France.
10 Rue Dombasle, Paris, mit Plakette zu Walter Benjamin | Foto (Detail): © Laurent Daniel
Octobre 2025