Marius Goldhorn   Oklahama, 3666

Marius Goldhorn: “Oklahama, 3666”
Marius Goldhorn: „Oklahama, 3666“ Illustration by Tanita Olbrich

Nombreux sont ceux et celles à supposer que le fragment de Franz Kafka intitulé « Le théâtre naturel d'Oklahama » était destiné à être le chapitre final du roman inachevé « Amerika ». L'auteur Marius Goldhorn se penche sur ce texte. Il fait se poursuivre la fin de « Amerika » en 3666 et raconte une journée de travail du protagoniste, Karl, au 37e siècle. Cette journée commence par de la sauge et un bagel au seigle.

Karl se réveilla dans son pod de couchage et mangea son petit déjeuner aux insectes. Les anges volaient au-dessus de la ville, avec leurs boucles dorées et leurs trompettes, en chantant et vrombissant. Ils réveillaient les habitantes d'Oklahama tous les matins à la même heure. C'était un jour comme les autres en 3666. La toux de Karl ne s'était toujours pas passée. Il ne se souvenait même plus de ce que c'était que d'être en bonne santé. Il avait mal à la poitrine à cause de cette toux, mais cela ne venait pas du tout des poumons. C'était l'irritation dans son larynx. Karl était un homme grand et mince et il avait un larynx proéminent. Quand il était jeune, il avait souvent peur de chuter et de tomber sur son larynx. C’était à l'époque où il venait d’arriver à Oklahama, il y a plusieurs années de ça. Il ne pouvait pas dire exactement combien. Il avait oublié son âge. Ce genre de choses n'avait pas d'importance à Oklahama. Il ne pouvait même pas se souvenir de ce que c'était que de vivre sans cette inflammation du larynx. Comme chaque matin, il prépara son inhalation de sauge. Il faisait venir les feuilles moulues spécialement du Bharat. C'était assez loin d'Oklahama, mais dans toute la ville il n'y avait pas de pharmacie spécialisée dans les remèdes naturels. Il pensait à sa mort en inhalant, une serviette posée sur la tête.

Karl ouvrit les stores, le visage humide. En tant qu'auteur, il vivait dans l'un des derniers étages d'une tour, un luxe qu'il n'aurait jamais cru possible. Il n'avait rien quand il est arrivé à Oklahama. Il regardait la ville, entre les tours de verre où tout le monde se réveillait, les acteurs, les metteurs en scène et les auteurs. C’est là que se trouvaient les derricks du Devon, ils étaient toujours en activité. De grandes constructions noires et pointues en acier, comme des obélisques, avec une torche au sommet. L'abondance de pétrole, profondément enfoui sous la ville, avait rendu Oklahama riche et lui avait permis de devenir une ville-théâtre, un privilège que peu de villes avaient. Toutes les habitantes travaillaient pour la ville, tout Oklahama était un grand spectacle de la nature. Quatre millions d'employés dans un théâtre, un vieux théâtre. On l'agrandissait sans cesse.
Le premier rôle de Karl, à l'âge de dix-sept ans, avait été celui d'un collégien, puis, peu après, celui d'un étudiant d'échange venant d'Europe, d'où il venait vraiment. D'Europe, ce monde montagneux déchiqueté par les bombes. Plus tard, il joua un étudiant en droit à l'université d'Oklahama, puis un avocat. Lors d'un plaidoyer pour l'admission de soixante nouveaux acteurs, l'un des cinq producteurs avait remarqué ses talents de conteur, ce qui lui valut d’être nommé auteur dans un writing room. Il n'en revenait pas de sa chance et vivait encore du bonheur de ce moment. Ce début résonnait comme un écho, même si Karl aurait aimé savoir combien de temps s'était écoulé depuis.

Comme tous les matins, Karl enfila son costume gris et descendit par l'ascenseur. Il pouvait se rendre à pied au siège des auteures, un haut bâtiment en granit devant lequel se trouvait une statue dorée du chef John Ross.

Ça sentait l'essence et le feu dans la rue, comme tous les matins. Ça sentait comme ça tous les jours, c'était les raffineries. Des gens passaient, qui lui semblaient familiers, sans qu'il n'ait jamais parlé à l'un ou l’une d'entre eux. Karl mit son masque. Il y a mille ans, les gens travaillaient encore sur des plateformes de forage, dans des raffineries et sur des chaînes de montage, une chose inimaginable, pensa Karl en évitant un drone de livraison.

Sur la Polygon Plaza, l'actrice boulangère se tenait déjà à son stand et vendit à Karl un bagel au seigle pour 3,6 millions de dollars. Elle lui sourit. Il essaya de sourire. Il traversa le pont d'acier rouge et le parc de sculptures près du centre culturel Chickasaw.

Là-bas, les acteurs se préparaient à rejouer chaque jour une scène, une scène terrible où des Américains blancs regardent avec indifférence le corps d'un Noir pendu. Personne ne devrait oublier l'histoire d'Oklahama. Les nombreux Noirs et les nombreux Cherokees, Creeks, Seminoles, Choctaws et Chickasaws qui avaient été tués par des Blancs avant que le théâtre naturel ne s'installe à Oklahama. Les six producteurs veillaient à ce que, pour l'éternité, les meurtres commis par les Blancs ne soient jamais oubliés. Karl était obsédé par cette époque et parfois, en secret, il souhaitait avoir vécu il y a 2000 ans, mais pas en tant que lui-même, plutôt en tant que Chickasaw sur un cheval courant au-dessus du sol tremblant jusqu'à ce qu'il laisse les éperons, car il n'y avait pas d'éperons, jusqu'à ce qu'il jette les rênes, car il n'y avait pas de rênes, et il le voyait devant lui, le pays comme une lande tondue, sans cou de cheval ni tête de cheval. Mais il n'aurait bien sûr jamais exprimé une chose pareille, être quelqu'un d'autre était considéré comme une insulte à Oklahama. Chacun avait son rôle et chacun devait remplir son rôle. Et le rôle de Karl en tant qu'auteur était d'écrire des intrigues pour la ville-théâtre.

C'était assez particulier, se dit Karl, qu'en tant qu'homme blanc il puisse occuper une position aussi élevée dans cette ville-théâtre. Il était même doublement minoritaire, car il était blanc et européen. Il aimait Oklahama, le travail, la liberté, le soutien, la patrie, tout cela était réuni comme dans un enchantement paradisiaque, mais quelque chose hantait Karl, une ombre. Il ne se sentait pas vraiment blanc, pensait-il, mais comme il regardait ses mains en ouvrant la boîte de cigarettes en écaille, il se dit que oui, c'est comme ça, elles sont blanches. Mais il y avait cet étrange attachement, très ancien, qu'il ressentait.

Il se tenait devant la statue dorée du chef John Ross et fumait. Comme tous les matins, l'acteur de nettoyage, Ben, polissait la statue avec un chiffon en cuir pour éviter que la suie ne se dépose sur l'or.

Les yeux de Karl furent scannés, il fut autorisé à passer et prit l'ascenseur en verre jusqu'au douzième étage, le writers-room. Les autres auteurs, Kyla, Thebe et Daniela, l'attendaient comme chaque jour et Karl entra dans la pièce avec une assiette sur laquelle il avait déposé le bagel de seigle. Il s'assit à la table ronde.

« Qu'est-ce qu'on écrit aujourd'hui ? », demanda Thébé comme chaque jour.

« Oui, qu'est-ce qu’on doit écrire aujourd'hui ? », demanda Daniela. Karl pensa à sa mort.

« J'ai pensé », dit Karl à voix basse : « qu’aujourd’hui, nous devrions faire mourir quelqu'un, dans le scénario uniquement, bien sûr, c'est-à-dire sur scène. Ce serait différent, non ? »

Thébé se racla la gorge, mal à l’aise.
« Mais Karl, nous sommes tous morts déjà. »

Les trois regardèrent Karl d'un air interrogateur. Karl réfléchit un instant. Son front était chaud. Il écarta les narines et réprima une envie de tousser. Il ne savait pas vraiment quoi répondre.

« C’est quand la dernière fois qu’on a eu un protagoniste blanc, Kyla ? », demanda Thébé.

« Je ne sais pas, Thébé, je dois vérifier l'historique », dit Kyla.
 
Kyla posa les bras sur la table et  tomba dans le sommeil des archives. On aurait dit qu'il s'était évanoui. Tout le monde se taisait et Karl buvait son thé. Que lui était-il arrivé, pensa Karl, pour que d'autres travaillent pour lui.
Après quelques secondes, Kyla reprit ses esprits : « Il y a longtemps déjà. »

« Un protagoniste tout comme toi Karl. Il n’y a rien qui te vient à l’esprit ? », dit Thébé.

« On ne pourrait pas faire mourir un homme blanc ? », demanda Karl et murmura : « S'il vous plaît. »

« Commençons le matin, comme d'habitude », dit Kyla, agacé.

« D'accord, d'accord. » Karl regarda sa montre. Il restait encore quelques heures avant que les diables ne planent au-dessus de la ville et entraînent les habitantes dans le sommeil en chantant. Il ne voulait absolument pas faire d'heures supplémentaires et utiliser un pod de couchage ici, au bureau. Il détestait ces pods de partage. Le simple fait d'imaginer que quelqu'un d'autre y avait parlé pendant son sommeil le rendait fou. Et il n'aurait pas de sauge le matin.

« Alors », dit Karl en se raclant la gorge.

« Je prends des notes », dit Thébé en ouvrant un écran. Karl prit une brève inspiration, pour ne pas tousser :

« Je me réveillai dans mon pod de couchage et mangeai mon petit déjeuner aux insectes. »
 

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