Kafka et Mann  Une partie de golf inachevée

Club et balle de golf dans l'herbe Photo (détail): Mahadev Ittina © Unsplash

Si Thomas Mann n’a jamais rencontré Kafka, il a toutefois lu ses œuvres de manière intensive. Mais comment Thomas Mann avait-il pris connaissance du travail de Kafka ? Comment l’interpréta-t-il et quel rôle joua une partie de golf inachevée dans cette histoire ? Grzegorz Jankowicz, auteur et philosophe polonais, nous apporte un éclairage sur ces sujets.

On ne sait pas exactement quand Thomas Mann a commencé à s’intéresser à l’œuvre de Kafka. Plusieurs chercheurs ont mentionné le comédien Ludwig Hardt dont les lectures publiques faisaient fureur à l’époque. Kafka appréciait également les prestations de Ludwig Hardt et il possédait dans sa bibliothèque personnelle l’anthologie publiée par le comédien des textes qu’il récitait. Le 9 mars 1921, Hardt lut pour la première fois des nouvelles de Kafka dans la Berliner Meistersaal. On a retrouvé neuf nouvelles et paraboles, extraites des volumes Betrachtung (Considération) paru en 1912 et Ein Landarzt (Un médecin de campagne) paru en 1920, dans cette anthologie où apparaissent aussi des textes de Thomas Mann. Ce dernier aurait donc pu entendre des œuvres de Kafka par ce biais.

Selon une autre théorie, Thomas Mann aurait découvert Kafka par l’intermédiaire de Max Brod. Celui-ci avait en effet évoqué l’œuvre de son ami dans un article de Die Neue Rundschau en 1921. L’année suivante parut dans le même magazine la nouvelle de Kafka Hungerkünstler (Un artiste de la Faim) sur laquelle Thomas Mann aurait très bien pu tomber ; mais là encore, il ne s’agit que de spéculation. Le 7 juin 1925, Brod, qui était très habile en tant que mécène et savait rassembler des parties opposées (tout en soignant sa réputation) publia un article dans le Berliner Tageblatt à l’occasion du cinquantième anniversaire de Thomas Mann. Il affirmait dans cet article que son ami disparu vénérait au plus haut point « Maître Mann », qu’il considérait comme un incomparable maître du style. Selon lui, les deux écrivains avaient en outre – mais il s’exprime alors de manière assez confuse - une approche similaire de l’art. À partir de ce moment-là, il n’était plus possible pour Thomas Mann d’ignorer l’œuvre de Kafka et il se vit au contraire dans l’obligation de corriger l’interprétation que Brod faisait de sa propre œuvre. On peut effectivement constater dans des prises de parole ultérieures des influences de ces lectures qui sont considérées à la fois comme déterminantes et irrévocables. Lorsqu’au début des années 1930, Brod chercha des financements pour publier l’œuvre de Kafka, Thomas Mann lui apporta un soutien sans réserve et, quand la rédaction de Die Lebenden, lui demanda de citer des auteurs injustement oubliés, il mentionna notamment Franz Kafka.

Une partie de golf en tenue de bain

Dans son Journal en revanche, Kafka n’est évoqué pour la première fois qu’en 1935. Même si elles sont brèves, les mentions sont particulièrement enthousiastes. Par exemple, il écrit le 4 avril : « Ai poursuivi la lecture de la Métamorphose de Kafka. Je dois dire que Kafka nous a laissé la prose en langue allemande la plus géniale que nous ayons lue depuis des décennies. Comparé à cela, qu’a-t-il été écrit en allemand qui ne soit béotien ? » Des paroles fortes certes, mais qui ne trouvent tout d’abord pas de suite dans les carnets personnels de l’auteur. Il faut attendre le 5 juillet 1935 où il est question d’une excursion à la campagne. Il avait essayé en vain là-bas de faire une partie de golf en tenue de bain avant de passer à la lecture du Château.

Mais le témoignage le plus détaillé sur son collègue pragois date du début des années 1940. L’histoire est suffisamment connue et a été souvent mentionnée ; c’est pourquoi je n’aborderai ici que les points essentiels, tels qu’ils ont été cités dans l’excellent travail de Jürgen Born, présenté dans son ouvrage La Bibliothèque de Kafka.

La préface de Thomas Mann

Thomas Mann reçut en mai 1940 une lettre de son éditeur américain, et ami de longue date, Alfred Knopf. Tous deux résidaient déjà à cette époque aux États-Unis, Thomas Mann à Princeton et Knopf à New York. Ce dernier était décidé à faire connaître aux lecteurs américains Le Château de Kafka. La première édition ne suscita quasiment pas d’écho et ne rapporta pas d’argent. Tout juste quelques milliers d’exemplaires furent vendus, bien que le livre ait été reçu avec enthousiasme par la critique. Alfred Knopf, toujours avide de succès, était persuadé de la qualité exceptionnelle du Château, qu’il considérait comme l’un des meilleurs textes de Kafka. Ainsi fut conçu le projet de compléter la publication du roman par un texte de Thomas Mann, qui était célèbre et admiré aux USA, afin de convaincre l’opinion publique américaine. Celui-ci n’accepta pas tout de suite, non parce qu’il ne souhaitait pas à nouveau écrire sur Kafka mais parce qu’il avait d’autres occupations à ce moment-là. Finalement, la préface fut terminée un peu plus d’un mois après.

Il suivit le chemin tracé par Max Brod en interprétant toutes les métaphores sociales comme des concepts religieux ou théologiques sécularisés, comme une exploration de la frontière entre l’immanence et la transcendance à travers des personnages, faibles et perdus, d’emblée condamnés à l’échec mais en quête de vérité. Il appréciait par ailleurs l’approche éthique de Kafka qui, en tant qu’artiste, avec son abnégation et son ascétisme, remettait en question toute activité extralittéraire. Il y avait là, selon Thomas Mann, une intransigeance qui faisait honneur aux plus grands maîtres spirituels, ceux-là même qui méprisent l’évanescence des choses dans leur quête de la révélation. Cela peut nous paraître aujourd’hui quelque peu suranné voire naïf, surtout si l’on considère que Walter Benjamin avait déjà mis en évidence, avant Thomas Mann, d’autres caractéristiques de Kafka, tout en critiquant l’interprétation de Max Brod. Benjamin soupçonnait Max Brod, même s’il était un ami fidèle et un soutien habile, d’arranger la succession de manière à ce que cela convienne à un type de lecteur, celui du bourgeois légèrement affecté.

Kafka magicien

Les passages essentiels de la préface de Thomas Mann concernent la logique narrative du rêve. Toutes les œuvres de Kafka représenteraient des rêves, elles reconstitueraient des visions oniriques dans le but de produire un effet comique. Cette critique, a priori innocente et positive, dénature le projet kafkaïen. Ainsi, Le Procès et Le Château, malgré toute leur intensité linguistique qui vient enrichir la langue allemande en l’élevant vers des contrées inconnues jusqu’alors, seraient des œuvres singulières qui s’adresseraient avant tout aux amateurs de curiosités. Pour Thomas Mann, Kafka est un magicien qui nous divertit avec des numéros d’illusionniste.

Il est difficile d’imaginer appréciation plus inexacte. D’une part, Kafka n’imite en aucun cas les rêves et, d’autre part, il ne cherche pas non plus à recréer leur logique. Au contraire, il donne à lire sa perception de la réalité qui l’entoure ! Dans ses œuvres, le monde est démasqué comme un rêve qui a dépassé les limites du royaume de la nuit en se répandant partout. Kafka n’estompe pas la frontière entre le rationnel et l’irrationnel, mais il fait un choix plus radical : il nous convainc que ce dualisme n’est pas indispensable et qu’il ne l’a jamais été. Nous nous sommes accoutumés à cette catégorie de pensée et avons créé une convention sociale afin d’abolir notre peur de l’inconnu. Cela en dit d’ailleurs davantage sur nos besoins que sur la réalité dans laquelle nous vivons. Thomas Mann ne pouvait accepter une telle conclusion, ni dans une perspective épistémologique ni d’un point de vue existentiel. Son écriture était indissociable du rationalisme et son style consistait à formuler des pensées avec simplicité et élégance. Les individus se trompent, trébuchent ou tombent. Si toutefois on les observe avec une certaine distance, les faits ne font plus aucun doute. Chez Kafka en revanche, le monde ne déraille pas puisqu’il n’a jamais été sur des rails. On peut tout à fait être un jour arrêté sans motif, sans explications, et s’entendre dire juste après que rien de grave ni de terrible ne s’est produit, que l’on peut repartir travailler.

Le rire chez Kafka

Le rire kafkaïen revêt lui aussi une autre signification. Max Brod raconte que, lors de la lecture à voix haute du premier chapitre du Procès, Kafka avait ri sans retenue. Cela veut-il dire que l’histoire de Josef K. est drôle et que nous ne devrions pas la prendre au sérieux ? Bien au contraire ! Le rire de Kafka essaie plutôt de masquer une gêne existentielle face à ce qui ne se laisse pas neutraliser par la raison. Ses textes n’ont rien à voir avec des sentences hermétiques dont le sens serait insaisissable. Leur signification n’est que trop évidente ; rien n’est caché au lecteur. Ils tentent bien plutôt de faire baisser les masques, de révéler, de mettre en lumière, de démontrer et de faire connaître. Le problème est que le visage de la réalité mis à nu par Kafka est difficile à supporter. Il est difficile d’accepter que le monde ressemble à cela, qu’il fonctionne ainsi, qu’il évolue à ce rythme et qu’il s’y passe tant de choses inouïes. Tout est possible une fois que Kafka a fait fondre la glace en notre for intérieur : les pleurs, le rire, l’épouvante… mais certainement pas la sérénité telle que l’exigeait Thomas Mann dans sa vie et dans l’art. Ainsi, son regard sur Kafka est certes positif mais pas définitivement approbateur.

Pour Adam Zagajewski

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