Le mantra insolite de Beckett
«  Essayez encore. Rater encore. Rater mieux  » 

Samuel Beckett, 1977 Photo: Roger Pic © Public Domain

Outre Ayn Rand, de quel autre écrivain les technologues axés sur les affaires et les hommes d’affaires axés sur la technologie de la Silicon Valley du 21e siècle s’inspirent-ils? Le nom de Samuel Beckett vous surprendra peut-être, à moins, bien sûr, que vous ne connaissiez l’origine de la phrase « rater mieux ». Elle apparaît cinq fois dans « Cap au pire » , la nouvelle de Beckett de 1983. La première instance se présente ainsi : « Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » Ce sentiment semble résonner naturellement avec la mentalité exigée dans l’univers des jeunes entreprises de haute technologie, où presque toutes les initiatives se soldent par un échec — un échec qui pourrait bien jeter les semences d’un éventuel succès. 

Colin Marshall

C’est du moins l’impression que l’on a. « On peut comprendre pourquoi la phrase est devenue une sorte de mantra, surtout dans le monde prestigieux des fondateurs de jeunes pousses surmenés qui espèrent, contre toute attente, réussir », écrit Andrea Schlottman dans Books on the Wall.

« On comprend... Jusqu’à ce qu’on lise le reste du texte. » Le paragraphe qui suit immédiatement ces mots souvent cités se lit comme suit : 

D’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux. Tantôt l’un ou l’autre. Tantôt l’autre ou l’un. Dégoûté de l’un essayer l’autre. Dégoûté de l’autre retour au dégoût de l’un. Encore et encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’au dégoût des deux. Vomir et partir. Là où ni l’un ni l’autre. Jusqu’au dégoût de là. Vomir et revenir. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon. 

« Vomir pour de bon » : voici une image évocatrice, certes, mais qui ne vous motiverait peut-être pas à changer la donne des industries complaisantes. Ned Beauman de The New Inquiry décrit l’expression « rater mieux » comme « l’équivalent en littérature expérimentale de la célèbre photo de Che Guevara, complètement dépourvue de sens et transformée en une marque à succès sans propriétaire particulier. Cap au pire demeure sans doute une œuvre difficile à interpréter, mais nous savons que le message de Beckett était un peu plus sombre que “faites de votre mieux et tout finira par s’arranger”. » 

Beckett Zitat ©AAron Davis Si les paroles de Beckett n’inspirent pas vraiment l’optimisme souhaité, sa vie pourrait bien y parvenir. « Beckett avait déjà essuyé de nombreux échecs artistiques lorsqu’il en a fait une poétique », a écrit Chris Power dans The Guardian. « Personne n’était prêt à publier son premier roman, Dream of Fair to Middling Women, et le recueil de nouvelles qu’il en a tiré, Bande et Sarabande (1934), n’a pas connu un grand succès. » Pourtant, aujourd’hui, même ceux qui n’ont jamais lu une seule page de son œuvre — voire ceux qui n’ont pas lu la citation « rater mieux » dans son intégralité — le reconnaissent comme l’un des plus grands maîtres littéraires du 20e siècle. Malgré tout, nous avons de bonnes raisons de croire que Beckett lui-même considérait son œuvre, d’une façon ou d’une autre, comme un échec. Ceux parmi nous qui le vénèrent feraient bien de s’en souvenir, et même de s’en inspirer. 

Cet article a été commandé et publié pour la première fois sur OPEN CULTURE.

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