DJ Vladimir Ivkovic
« Qu’est-ce qu’une erreur ? »

DJ Vladimir Ivkovic Photo (détail): Julia Mayorova © Hitsville

Le DJ Vladimir Ivkovic a développé une signature imprévisible pendant sa longue résidence au club « Salon des Amateurs » de Düsseldorf. Ses sets se distinguent par des tempos plus lents, une ambiance psychédélique et une grande ouverture stylistique. Entretien sur l'importance des erreurs.

Thomas Venker

Vladimir, quelle a été la première erreur de ta vie ? 

Quand j'étais petit, j'ai volé un jour du chewing-gum au supermarché. Ma mère y est alors retournée avec moi et j'ai dû rendre le chewing-gum. J'avais tellement honte que je n'ai plus jamais refait une chose pareille.
 
C'est fascinant de voir que tu abordes immédiatement une erreur qui viole les règles de la communauté.  

Cela ouvre de nombreuses portes. On se demande : dois-je accepter cela ? Bien sûr, on peut trouver des arguments contre cette règle. Quelque chose comme: que l'anarchie règne ! Mais le fait est que c'était quelque chose qui ne m'appartenait pas. Je n'avais aucune autorité pour décider que le chewing-gum devait désormais devenir un bien social général.
 
Des pensées très philosophiques pour le petit Vladimir. Y as-tu réfléchi encore longtemps après ?  

J'avais peut-être six ans, mais cette confrontation avec ma propre erreur a été douloureuse, et c’est pourquoi j'ai pris le temps de réfléchir : qu’est-ce qu’une erreur ? Est-ce que ça en était une erreur ?
 
La peur d’être mis dans l’embarras nous amène directement au fait que les artistes sont exposés lorsqu’ils sont sur scène et derrière les platines.  Tu y penses encore quand tu te produis ?  

Non, je n’y pense pas. Parce qu'il s'agit de ma propre responsabilité - et aussi de ma liberté. Il s'agit d'idées et de questions existentielles : sommes-nous libres ? Avons-nous peur de notre propre liberté ?

Lorsque des erreurs se produisent sur scène, la question se pose toujours : qui définit ces erreurs ? Pour qui un certain mix est-il bon et pour qui ne l'est-il pas ? Bien sûr, c'est gênant quand quelque chose se passe mal, quand l'aiguille saute, quand quelque chose que j'ai imaginé un instant ne fonctionne pas. Ce dernier cas de figure relève de la liberté artistique, et je ne le subordonnerais pas à la stricte notion d'erreur.

L’homme et la technique

Les pannes techniques ne sont évidemment pas de ta faute, mais elles peuvent être interprétées ainsi par les gens.  

C'est vrai. Mais je ne peux pas assumer la responsabilité de la perception et de la vie de chaque individu. Lorsque de tels moments surviennent, des moments qui à première vue semblent être des erreurs, cela crée d'étranges ruptures dans le continuum de la fête et cela tire parfois les gens de la léthargie de la vie nocturne, de la léthargie de la consommation et du divertissement, qui est pratiquement la même week-end après week-end pour beaucoup de gens.
 
Que penses-tu, en tant que DJ d’expérience, de l'époque où deux pistes consécutives étaient synchronisées par ordinateur ?  

Pour moi, c'est une évolution négative. Cela nous rapproche de l’idée de l'homme-machine que je ne partage pas. Vous pouvez alors jouer tout de suite un mix parfait préenregistré. L'expression artistique, le langage que vous voulez développer et que vous recherchez n'est pas là dès le départ. Comme vous pouvez lire la vitesse avec précision, vous n'avez plus besoin d'écouter à l'avance ... Je ne me concentre plus sur le contenu, mais sur la transition parfaite. Il n'y a rien de saccadé, il n'y a pas d’off-beat - nous voilà dans l'énorme bouillie de la non-pertinence.

Bien sûr, on peut toujours jouer de bons morceaux de cette manière, mais personnellement, je suis beaucoup plus intéressé par le fait d'être confronté à l'inattendu. Je ne veux pas passer ma nuit comme un automate, dans l’abrutissement.

Un mal pour un bien

Tu es connu pour ne pas toujours faire tourner les disques à la vitesse prévue. C’est-à-dire que ceux qui ont une vitesse de 33 tours par minute, tu les fais tourner de façon incorrecte, beaucoup plus vite, soit à 45, et inversement. Tu vois quelque chose dans la texture qui se développe et tu veux le partager avec les gens. Pour toi, ce n'est pas une erreur. 

Exactement ! Parfois, on a l'impression que quelqu'un a produit quelque chose en studio dans le but précis de le jouer à la mauvaise vitesse. Quelques fois, cela crée des fréquences étranges, des erreurs, et je ne suis pas sûr que ce soit correct de les jouer de cette façon. Il s'agit d'une perception subjective avec laquelle on s'expose au public et communique. Cela sonne comme de la merde ésotérique de hippie.
 
Cela signifie qu’il t’arrive parfois de penser : « Ce n’était pas ça! »  

Bien sûr - mais alors, je ne suis pas obligé de refaire la même chose. Je ne vois pas ça non plus comme une erreur nécessairement, mais plutôt comme un champ de possibilités. Dans les années 90, il y avait de nombreux disques sur lesquels on ne disait tout simplement pas à quelle vitesse il fallait les jouer. Il n'y avait pas de YouTube, pas de Spotify, pas de fichiers maîtres qu’on pouvait écouter pour en avoir la confirmation. Cette liberté a été un moment chanceux de l'histoire, juste avant le grand boom de l'Internet, où on vous mâche toute la besogne.
 
C'est vrai, aujourd'hui, on trouve rapidement les règles à suivre lorsqu’on fait une recherche, et on perçoit plus facilement d’autres façons de faire comme étant erronées ou ne correspondant pas à ce qui a été prévu. 

Tout à fait.

Tu aimes ne pas faire tourner les disques de la bonne façon. D’où vient cet intérêt ? Peux-tu déterminer le moment où cela a commencé ?  

Il y avait ce merveilleux magasin de disques à Essen dans les années 1990 et qui s’appelait Important. Il y avait ces soi-disant crusties, des types du genre « social-trance » (un terme pour désigner les électro-hippies, ndlr), qui allaient chez le vendeur avec leur pile de disques. Après le troisième ou le quatrième disque, mon cerveau était grillé à cause de l'horreur du séquenceur 150 bpm, ces staccatos de synthétiseurs très rapides et durs. Je n’étais souvent plus en mesure de sélectionner mes disques... Mais un jour, un jeune homme a choisi huit ou neuf disques. Le vendeur a fait jouer le premier à vitesse lente et fort- et je me suis demandé : « Mais qu'est-ce que c’est ça ? » Il s'est excusé pour son erreur et l’a immédiatement fait tourner à 45. J'étais de nouveau dans l’enfer psytrance (style trance dur et très monotone des années 90, ndlr). Je lui ai donc demandé de le faire jouer de nouveau de la mauvaise manière. Le son était fantastique, nouveau et très juste. Après, lors de mes tournées hebdomadaires chez Important Records, je me rendais au mur psytrance pour écouter tous ces trucs, mais en mode 33 tours, pour voir l’effet que cela me faisait.

Vladimir Ivkovic au Flow Festival d'Helsinki Vladimir Ivkovic au Flow Festival d'Helsinki | © Thomas Venker Est-ce qu'il t’arrive souvent que quelqu'un vienne te voir et te dise que tu fais tourner le disque à la mauvaise vitesse ?  

Oui, ça arrive. Mais la plupart des gens ne s'en rendent pas compte. Surtout avec les grands succès de la trance - pratiquement personne ne passait à côté dans les années 90 - les trucs d'Eye Q [Maison de disques pour la musique trance fondée en 1990 par Sven Väth, ndlr] par exemple. Les gens entendent ces mélodies connues, mais ne peuvent pas les placer.
 
C'est pourquoi les gens n’arrivent pas à trouver les pistes, même avec Shazam. Aujourd'hui, on trouve tout de suite la bonne chose, mais il est moins facile de trouver une chose qui n’est pas la bonne.  

Mais c'est merveilleux. Je reçois souvent des courriels au sujet d’enregistrements en direct et des demandes via Soundcloud, à propos de détails sur des pistes. Je réponds toujours poliment par « non ». Il n'y a pas de secrets dans un club - tous ceux qui le souhaitent peuvent venir prendre des photos d’un disque, enregistrer, prendre des notes. Mais je ne peux soutenir l’idée de vivre ces expériences spéciales à la maison, sans effort. Si tu as des questions, alors sors - tu sais où nous trouver. Ces lieux sont les derniers refuges, où il n'y a pas trop de surveillance, des lieux avec une certaine liberté. Je ne veux pas détruire cela en présentant mon travail ailleurs.

L'ego est une erreur !

Qu'en est-il des engagements lorsque le lieu et la musique ne vont pas ensemble ?

En ce qui concerne les disques que j’apporte, j'essaie de ne pas trop accumuler d'attentes et de connaissances avant d'aller quelque part. Parce que si j'en sais trop, autant rester chez moi. Cela nous ramène à un niveau de simple divertissement : je vais quelque part et joue quelque chose qui n'a pas de sens pour moi, et ensuite je me demande ce que j'ai fait du peu de temps que j’ai sur cette planète. Il est irrespectueux de penser que les gens sont stupides au point où je prétends savoir ce qu'ils veulent.

Je l'ai fait une fois dans un nouveau lieu à Munich. La consigne était de ne pas jouer de la musique typique de club. Un de mes amis, qui s’y était produit peu de temps avant moi, m’avait dit qu'il avait dû jouer de la musique de danse entraînante pour le public. Que devais-je faire alors ? Les disques que j’avais pris n’allaient carrément pas.
 
Est-ce que des gens sont venus vers toi avec la phrase classique : « Tu vois bien que tu vides la piste de danse, non ? » 

Oui, bien sûr, ça arrive régulièrement. Cela m'aurait dérangé il y a peut-être 20 ou 25 ans. Je ne veux pas faire souffrir les gens, mais j'ai appris avec le temps que pour chaque personne qui se sent incomprise et même insultée, il y en a toujours une autre qui va probablement rentrer à la maison et ramener cinq amis la prochaine fois. Le Salon des Amateurs de Düsseldorf a joué un rôle important à cet égard.
 
Est-ce qu’il t’arrive souvent d’entendre des erreurs dans les sets d'autres DJs ou lors de live acts ?  


La seule chose qui ne va pas, c'est quand j'ai l'impression qu'on présente un programme qui n'a rien à voir avec le temps, le lieu et les gens.

Là nous serions dans l'erreur : l'ego est une erreur ! L'arrogance des gens. Si je ne peux pas percevoir les sentiments des gens, alors je ne suis pas à ma place.
 
Quelle est la dernière erreur artistique que tu as commise ?

C'était il y a quatre ans, au Kraftfeld, à Winterthur, un set de toute une nuit. On m'avait envoyé auparavant ce dépliant très drôle: le graphiste m’avait mis des smileys dans les yeux, au lieu des pupilles. C’était très psychédélique. Alors je me suis dit que si j’étais annoncé ainsi, j'emporterais de la musique que j'associais à ces images. Il s’est avéré que ce n'était pas du tout la bonne musique. Un type en colère est monté sur scène et m'a demandé si ça allait durer toute la nuit ou s'il y aurait de la techno. Il était alors seulement minuit moins dix.
 
À la fin, les 30 personnes qui sont restées étaient toutes sur la piste de danse et nous avons vécu cette nuit comme une expérience profonde. Des années plus tard, je rencontre encore des gens qui étaient là et qui ont été encouragés par le fait qu'il existe une autre vie au-delà des choses standard préprogrammées.

À la fin de la nuit, j'ai marché avec le gérant jusqu'à l'hôtel et je me suis excusé. Je lui ai expliqué comment j’avais entrevu les choses et lui ai dit que je pouvais comprendre qu'il soit en colère parce que les ventes au bar n'avaient pas fonctionné, étant donné que tout le monde était rentré à la maison. Je lui ai proposé de revenir gratuitement pour me rattraper. Il m'a simplement regardé et dit qu’il avait passé la meilleure nuit de sa vie. J'ai joué encore trois fois à Winterthur après cela, et c'était toujours merveilleux.

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