Lois de la nature
Quand erreur est synonyme de création

Pont en pierre au-dessus d’un ruisseau Photo (détail): lianem © picture alliance / Shotshop

Nous croyons, en vertu de la biologie et des sciences physiques, que le monde est ordonné, harmonieux, efficace et dépourvu d’erreurs. Néanmoins, le cosmos et la nature ne sont dénués ni d’inexactitudes ni d’incohérences.

Andreas Weber

Une source à haute altitude dans l’Apennin ligure, sur le versant tourné vers la Méditerranée de la crête italienne. Chênes et châtaignes forment une ombre sur les morceaux de schiste qui se détachent du flanc de la montagne. De l’eau ruisselle dans les fentes qui séparent les plaques rocheuses de quelques centimètres. L’eau s’amoncelle dans une crevasse rocailleuse surmontée de buissons d’aunes et de noisetiers.
 
Des feuilles flétries de l’année précédente se trouvent dans une cuvette peu profonde, des morceaux de schiste arrondis, des galets de granit. Un filet d’eau se fraye son propre chemin le long d’un rocher. Il jaillit doucement sur le bord de la roche, contourne un bloc de mousse, est retenu par des arbres à terre en évitant un autre rocher qui sort du flanc de la montagne.

Les obstacles sont partout

L’eau s’écoule vers la vallée, mais jamais en ligne droite. Des choses vont en permanence perturber sa course. Un plissement dans le paysage, du bois mort, des blocs de schiste, des terrains marécageux. Le sens du débit du ruisselet n’obéit qu’à la gravité. Néanmoins, la manière dont il coule finalement repose sur les erreurs du mode opératoire de celle-ci. Les obstacles sont partout. On pourrait dire que ce que nous appelons « le paysage » est fondé sur le fait que la linéarité ne fonctionne pas. La forme du monde découle tout autant des lois de la nature que des écarts faits par rapport à elles, ceux-ci entraînant toujours de nouvelles interprétations.
 
La gravité ne fait naturellement aucune exception. L’eau coule toujours vers le bas. Mais elle est aussi retenue. Dans son laboratoire, le physicien doit éliminer toutes les perturbations qui provoquent boucles et détours afin de pouvoir formuler des équations. Si l’on veut mesurer correctement la gravité, il faut mettre au point un tube avec du vide à l’intérieur, condition pour empêcher les erreurs de s’immiscer. Il semble que la réalité se construise précisément sur le principe selon lequel les lois de la nature apparaissent souvent dans une impureté maximale et que ce sont justement les écarts par rapport à la régularité qui donnent sa forme à l’univers.
 
Nous supposons communément souvent le contraire. Pendant des siècles, les savant.e.s nous ont suggéré.e que la nature était un modèle d’ordre et d’efficacité, exempt d’erreur. La nature et même la réalité seraient des exemples d’harmonie (que nous, individus, dérangerions en permanence avec nos bricolages grossiers et détruirions de plus en plus). Mais si l’on regarde le cosmos en action, il semble que celui-ci joue beaucoup avec les lacunes que ses règles présentent et qu’il soit moins harmonieux que curieux. Il accepte les inexactitudes et les déséquilibres, comme les individus.

Un élément utilisé par toutes les lois de la nature pour causer du désordre

Tournons-nous vers l’atome et ses électrons qui gravitent autour du noyau sur des orbites différentes. Plus l’atome est pur, moins l’on peut faire de choses avec lui. Un gaz noble comme l’hélium, dont les électrons sont disposés de façon régulière, apparaît sur le plan de la physique comme parfaitement harmonieux. Mais il est à peine réactif. L’hélium ne sent rien, n’a pas de couleur ; il est incombustible, non toxique. La matière (tout comme les autres gaz nobles que sont par exemple le néon, l’argon ou le xénon) ne crée pas de liaisons, tel le chaste piétiste qui ne s’autorise aucune erreur et se transforme en une personne particulièrement ennuyeuse.
 
En revanche, l’hydrogène, voisin de l’hélium dans le système chimique, contient des éléments qui cherchent constamment à se dissocier. Il perd son électron, devient réactif et s’associe à l’oxygène dans l’eau, l’élément qui symbolise la vie. Bien sûr, les lois de la chimie valent tout autant pour le H2. Pourtant, cet élément contribue à les perturber dans leur ensemble et à anéantir toute marque de perfection.
 
Le physico-chimiste Ilya Prigogine et la théoricienne des sciences Isabelle Stengers vont jusqu’à voir dans ces écarts inattendus la clé de l’auto-organisation de l’univers. Selon eux, la nature n’est pas un ordre qui affronte le chaos mais l’ordre est issu du chaos qui est à l’œuvre en permanence. À l’instar du célèbre effet papillon : selon un système complexe, un écart peut mener à une évolution tout à fait différente de la trajectoire prévue sous l’impulsion d’origine. Ainsi, le courant d’air causé par un battement d’ailes de papillon pourrait, par le biais de phénomènes de rétroaction et d’amplification, être à l’origine d’un cyclone tropical.

Des erreurs dans la régularité de la matière pure

Prigogine et Stengers se fondent sur un texte clé de l’Occident : De la nature des choses, poème de Lucrèce, poète et philosophe romain, redécouvert en 1417. Dans celui-ci, le poète romain décrit un cosmos exclusivement constitué de matière. Les atomes traverseraient le vide, seul et immaculé, selon des trajectoires linéaires… mais il en serait ainsi sans le « clinamen ».  Derrière cette notion se cache un écart infime et incalculable qui se forme par rapport à la ligne droite. Selon Lucrèce, le clinamen engendre des erreurs s’immisçant dans la régularité de la matière pure. Celles-ci provoquent un choc entre les particules infimes, une attraction et une agglomération, et sont ainsi à l’origine des formes du monde.
 
Il est étonnant de constater à quel point Lucrèce a prédit la physique moderne. On sait aujourd’hui que les atomes et les molécules ne sont qu’apparemment stables. Ils sont au repos jusqu’au moment où ils se désagrègent de façon inattendue. Ces fluctuations quantiques rendent la matière fluide. C’est ce que l’on observe très clairement lors de la désintégration radioactive. La demi-vie indique alors le moment où la moitié d’une certaine quantité de matière s’est transformée en un autre élément. Il est impossible de dire à l’avance si un seul atome se désagrègera au début, à la fin… ou pas. Avec la physique quantique, l’erreur est entrée au cœur des lois de la nature.

Une biologie sans défauts serait mortelle

L’idée de Lucrèce est encore plus étonnante quand on se tourne vers la biologie. L’écart forme alors la force fondamentale de la vie. L’évolution ne peut survenir que lorsqu’une mutation (une erreur dans la copie d’un gène) mène à une nouvelle caractéristique corporelle. Les erreurs génétiques sont souvent mortelles pour les organismes dès le stade embryonnaire. Mais parfois les mutations débouchent sur une propriété utile (des ailes plus longues, des couleurs plus vives, une tendance à écrire des poèmes) qui fait que quelque chose de nouveau vient s’ajouter aux « formes infinies de la très grande beauté », mots avec lesquels Darwin évoquait le vivant.
 
Une biologie sans défauts serait mortelle. Parce que l’environnement n’en finit pas de se transformer (naturellement à travers les écarts à la norme), des espèces animales ou végétales reproduites de façon continue et parfaite seraient inéluctablement anéanties par une Terre se réchauffant ou se refroidissant par exemple. L’erreur est par conséquent nécessaire pour que l’individualité soit à même d’apparaître. Telle pourrait être une leçon importante donnée par la nature : les erreurs permettent la création. Le poète et pilote de guerre français Antoine de Saint-Exupéry, disparu au-dessus de l’Atlantique lors d’une mission en 1944, l’a formulé ainsi dans l’un de ses livres :

« Je suis l’erreur dans l’addition. Je suis la vie. »

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