Le mouvement Dada du début du 20e siècle était une protestation artistique contre le chaos de l'époque, la guerre et la domination des technocrates.
Un homme mince et de haute taille se tient sur la scène. Il porte un étrange costume en carton – que l’on qualifiera plus tard de « cubiste ». Un chapeau de forme cylindrique orne sa tête. Le long col, qui lui arrive jusqu'aux mains, ne permet pratiquement aucun mouvement du corps. Se tenant raide, il récite des vers étranges :gadji beri bimba / glandridi lauli lonni cadori / gadjama bim beri glassala / glandridi glassala tuffin i zimbrabim
« À quoi bon avoir de l'esprit dans un monde où tout est mécanique ? »
Changement de décor. En novembre 1918, Johannes Baader – « Chef Dada » autoproclamé - entre dans la cathédrale de Berlin, interrompt le « prédicateur en chef » Ernst Dryander en distribuant des tracts contenant des slogans tels que « Placez votre argent dans Dada ! » et crie à la foule : « Je vous le demande, qu'est-ce que Jésus-Christ représente pour vous ? Vous vous en foutez. » Il ne faut pas trop mettre l'accent sur l'élément religieux dans les actions Dada, mais de nombreuses prestations, manifestes, poèmes et autres interventions verbales sont le signe d'une crise existentielle. Le dadaïste berlinois Raoul Hausmann l'a exprimé en termes clairs : « À quoi bon avoir de l'esprit dans un monde où tout est mécanique » ?Le concept central de la réflexion de Hausmann est « l'esprit » - l'esprit humain au sens « d'intellect » et de « raison ». Les philosophes des Lumières misaient sur le rayonnement de ces deux notions dans le développement et la libération de l'homme. Et cet objectif semblait se concrétiser au milieu du 19e siècle : les bateaux à vapeur, les réseaux ferroviaires, le réseau télégraphique mondial, que des historiens comme Jürgen Osterhammel ont qualifié de premier World Wide Web, et les avancées médicales faisaient apparaître le monde moderne comme un paradis de la technique, des sciences naturelles et de la prospérité toujours croissante. Alors que des siècles auparavant, les héroïnes et héros des épopées et romans étaient des nobles et des bourgeois, un nouveau type d'héroïne ou de héros est soudainement apparu dans la littérature. Dans les romans de Jules Verne, c’est l'ingénieur. Imaginons un instant que quelqu'un ait demandé au conseiller privé Goethe de faire évoluer son Wilhelm Meister en tant qu'ingénieur après ses années d'apprentissage et d'errance. Goethe n'aurait pas compris ce que l'on attendait de lui. La technique, c'est-à-dire les Lumières en version appliquée, semblait permettre le paradis sur terre. La plupart des parents des dadaïstes étaient de grands bourgeois et pensaient exactement de cette façon. Puis vint la fin abrupte du rêve : la Première Guerre mondiale. La technique est devenue une machine à tuer mondiale.
L'esprit bourgeois est mort
C’est avec le dadaïste Tristan Tzara, originaire de Roumanie, que la pratique de représentation à Zurich changea - elle devint plus radicale. Tzara lançait des phrases dures au visage du public interloqué : « Dada travaille de toutes ses forces à introduire l'idiot partout. Et consciemment. Nous nous efforçons de devenir de plus en plus idiots. » Autrement dit : l'esprit bourgeois est mort. La « 8e soirée Dada » d'avril 1919 fut particulièrement violente. Le « baron Dada », Walter Serner, fit sentir des fleurs artificielles à un mannequin de couturière sans tête, lui donna un baiser en direction de la tête et déposa le bouquet à ses pieds. Le public entra alors en frénésie. Le dadaïste Hans Richter se souvient : « Les jeunes gens sautèrent sur la scène avec des morceaux de la balustrade, ils chassèrent Serner dans les soffites et à l’extérieur, brisèrent le mannequin de couturière, la chaise et piétinèrent le bouquet. Toute la salle était en émoi. » On peut affirmer franchement que l'objectif « d'épater le bourgeois » fut entièrement atteint. L'esprit des valeurs bourgeoises resta sur le carreau. Hans Richter résume la situation ainsi : « Le public avait pris conscience de lui-même grâce à la prestation de Serner. »Avec la fin de la guerre mondiale, la formation dadaïste de Zurich se dispersa. Les émigrés rentrèrent chez eux. Le mouvement Dada à Berlin ne survécut pas longtemps après la guerre. En revanche, Tristan Tzara introduisit Dada à Paris en 1919 et s'associa aux jeunes poètes français autour de la revue « Littérature ». Ce nom marqua aussi la nouvelle orientation du mouvement : Dada devint plus littéraire. Bien sûr, il y eut aussi à Paris plusieurs manifestations publiques de Dada, au cours desquelles le public, en général naïf, se voyait jeter à la figure des slogans et des textes Dada lui signifiant son abjection bourgeoise et morale, et son esprit artistique simplet. Le rêve, l'inconscient, le désir devaient orienter l'esprit de l'homme dans une autre direction, loin de la raison, de l'intellect, de la logique occidentale. Sigmund Freud devint le maître à penser des surréalistes, qui fournirent à Dada un fondement théorique. De même qu'il y avait eu une légère orientation religieuse chez Ball ou Baader, le futur « chef de la cohorte » (comme on l'appelait aussi) des surréalistes, André Breton, qui rejetait l'Église chrétienne officielle en raison de sa proximité avec la bourgeoisie, travaillait avec des concepts fixes tels que la « révélation » et le « merveilleux ».
Le meilleur savon au lait de lys du monde
La lutte dadaïste contre la bourgeoisie et sa conception traditionnelle de l'art resta cependant à l'ordre du jour des surréalistes. Ce qui unit Dada et le surréalisme, c'est la prise de conscience que la montée en puissance de la technique, associée à une foi naïve dans le progrès, peut conduire à la catastrophe. L'orientation provocatrice de Dada, couplée à une pratique artistique conceptuelle ancrée dans le surréalisme, peut également être considérée comme un facteur de succès. Il y avait des groupes surréalistes non seulement à Paris, Bruxelles ou Prague, mais aussi presque partout dans le monde : à New York, Belgrade, Madrid, Barcelone, Lisbonne, Londres, Buenos Aires, Québec et Montréal - la liste est loin d'être exhaustive. Et les manifestations publiques de Dada étaient certainement les premières formes de l'art action, du happening et de la performance artistique, tels que les pratiquaient les artistes des mouvements Fluxus, néo-dada et d'autres groupes après 1945. Ainsi s’avéra ce que Hugo Ball, dans son manifeste à l’occasion de la première soirée Dada en juillet 1917, jeta à la face des Zurichois interloqués et des émigrés assoiffés de changement : « Dada, c’est l'âme du monde, Dada, c’est le grand truc, Dada, c’est le meilleur savon au lait de lys du monde. »Suggestions de lecture en allemand
- Dietmar Elger: Dadaismus. Taschen 2022
- Cathrin Klingsöhr-Leroy: Surrealismus. Taschen 2022.
- Maximilian Letze (Hg.): Surrealismus: Welten im Dialog. Hirmer 2024.
- Martin Mittelmeier: Dada: Eine Jahrhundertgeschichte. Siedler 2016.
- Andreas Puff-Trojan: Der Surrealismus. Kunst, Literatur, Leben. C. H. Beck 2024