À l’automne 2009, je me suis retrouvé pour la première fois sur le balcon de l’étage supérieur de la maison du satiriste Hans Zippert, avec la fille duquel j'entretenais une étroite amitié. En compagnie de sa femme Carla, il m'a interrogé sur ma situation personnelle. J'avais honte et nous prenions le petit déjeuner. J'ai tout de suite compris que la personne en présence de laquelle on devrait avoir le plus honte de sa situation personnelle est un satiriste de profession.
Au cours du petit déjeuner, Zippert a remis à sa fille son nouveau livre intitulé Que fait ce Zippert de ses jours ?. C'est la question que se posait toute la famille, moi y compris. J'ai pris le livre des mains de mon amie, après le petit-déjeuner, mais il n'indiquait pas vraiment ce que ce Zippert faisait de ses jours. Même en l’observant à la maison, je n'ai jamais vraiment pu le savoir.Zippert a été rédacteur en chef du magazine satirique Titanic de 1990 à 1995 et écrit près de dix mille chroniques pour le quotidien Die WELT depuis 1999. En raison du vœu qu’il avait fait à la maison d’édition Springer de toujours être en action, il nous était impossible à sa fille et moi de nous retirer à l’intérieur de la maison pendant la journée, car il était au dernier étage en train d’écrire et de surveiller ce qui ce passait. Mais la plupart du temps, il avait terminé sa chronique avant le lunch et écoutait des disques à plein volume ou préparait du thé pour sa femme.
À cette époque, j'allais et venais souvent dans ce semi-détaché. J’y ai fait la connaissance de nombreux collègues de ce satiriste et les observations suivantes :
- Le satiriste est un homme et a souvent une chevelure abondante jusqu'à un âge avancé, s'il atteint cet âge avancé.
- Quand il se fait photographier, il fait la tête de Bart Simpson étranglé par Homer.
- Il porte invariablement des chemises colorées avec des motifs amusants. Il ressemble à sa propre caricature.
- Il est généralement hétérosexuel et rarement célibataire. Il est presque toujours accompagné d'une femme plus attirante que la moyenne, qui rit beaucoup et fort de ses blagues.
- Il comprend les travers de ce monde et il est particulièrement impopulaire dans les moments les plus sérieux, car c'est là qu'on a le plus besoin de lui (ce que personne ne veut admettre). Et bien sûr, personne ne comprend ce qu'il fait de ses jours.
- Il ne se confie jamais, même si les titres de ses livres le promettent.
- Son étrange visage derrière des lunettes épaisses fait qu’il est acquitté au tribunal, avec le sourire. (À noter : ça ne marche pas si les juges s'appellent Saïd et Chérif Kouachi. Mais ça marche à coup sûr si le plaignant est Christian Lindner.)
Une satiriste n'est pas seulement dirigée par des dieux, elle est elle-même une déesse, et un satiriste est un dieu. Dans la vie civile et quotidienne, on assiste toutefois à une certaine chute des dieux. J'ai observé ces chutes pendant des années chez Hans Zippert. Il ne pouvait plus se défaire dans la vie quotidienne de son côté comique durement acquis, il était trop souvent trop drôle pour le quotidien. Dans la vie dite civile, on est puni pour ce que l'on fait trop, alors que les lois régissant les satiristes y ajoutent un nouveau principe : elles punissent le satiriste pour ce qu'il fait trop peu ou ce qu’il ne fait pas du tout. Dans son métier, il n’a pas le droit de se fermer la gueule, quoi qu'il pense. Il emporte cette loi dans sa vie quotidienne, où il commence à faire de la vie de sa famille, de ses amis et de ses conseillers bancaires une vie comique, tout comme il a fait de lui-même un objet de drôlerie.
Le prix qu'il doit payer, c'est l'incompréhension, le mur contre lequel il se heurte tous les jours. Le mur érigé par ceux qui prennent les choses au sérieux.
Pourtant, l’action la plus radicale à réaliser est celle qui consiste à se détourner du cynisme et à faire de soi-même une personne comique. À protester contre le quotidien, contre le caractère dur et sérieux des choses. Comme le font les satiristes. Iels montrent aux gens sérieux qu'iels pourraient eux aussi se transformer en personnes comiques. Et cela se heurte à une grande résistance.
Lorsque j’en ai pris conscience, Zippert est rapidement devenu un de mes mentors. Il était le trublion le plus efficace de la vie quotidienne, et tous ses collègues s'unissaient pour former un grand groupe de rebelles. Leurs organes, les magazines satiriques - les Titanic, The Onion et Charlie Hebdo de ce monde, sont les véritables organes de la protestation subversive ; pour tous ceux qui prennent les choses au sérieux, ils sont le véritable axe du mal.
Malheureusement, une sorte de barrière invisible m'empêchait de percer le secret du côté comique de sa personne dans la vie professionnelle et au quotidien. Je me trouvais depuis trois ans dans l'une des stations secrètes de la satire, à l'orée de la forêt, à proximité des séquoias d'Oberursel et de l'ancienne mine d'or, et j'ai compris que je continuerais à avoir honte jusqu'à ce que j'aie atteint l'idéal de l'autodérision, et que l'humanité aurait honte jusqu'à ce qu'elle puisse se montrer du doigt en riant.
Je me souviens avec plaisir de la station secrète. C'était une maison joyeuse dans laquelle je ne suis plus retourné, mais que je n'oublierai jamais non plus.