Leipzig, le 4 septembre 2025   Je pars pour les États-Unis et maman s’inquiète

Portrait von Sonali Beher auf hellblauem Hintergrund mit einer Hand, die einen Stift hält © Ricardo Roa
Quand mon train a du retard, elle devient anxieuse. « Que se passe-t-il ? Que s'est-il passé ? » crie-t-elle alors dans le téléphone, comme si j'étais allongée sur les rails entre Halle (Saale) et Giessen. En 2017, j'étais à Seattle pour un séjour d'études, ma première année en Amérique et la première année de l’Amérique de Trump. Pendant un an, elle n'a pas pu dormir, raconte ma mère.

Chaque nuit, les scénarios les plus horribles la tenaient éveillée :

Moi, ratant le bus, coincée quelque part au milieu de nulle part, toutes les personnes que je rencontrais portant un fusil à pompe sur le dos.

Moi faisant confiance aux mauvaises personnes, me retrouvant soudainement dans un réfrigérateur avec deux reins en moins.

Moi, blessée par balle dans une ruelle sombre, couverte de sang, des chapeaux blancs qui s'éloignent, et mes derniers mots sur les lèvres : « Maman, pourquoi ne t'ai-je pas écoutée ? »

Alors que mes amis et connaissances me recommandaient des sites touristiques sur la côte ouest, ma mère était allongée dans son lit, tremblotante.

Sept ans plus tard, une chose a changé : mes colocataires, mes meilleurs ami.e.s, mon partenaire de badminton, ma cheffe, la personne assise à côté de moi dans le train qui me demande mes projets pour l'été - ils frissonnent tous un peu. Ils me regardent tous un peu plus profondément dans les yeux que d'habitude lorsqu'ils me disent au revoir. Ils disent tous la même chose, avec sérieux : fais attention à toi. Fais attention à toi.

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Il y a un mois, la chaîne YouTube Jubilee a publié un nouvel épisode de son émission-débat Surrounded, qui compte désormais 11 millions de vues : 1 progressiste contre 20 conservateurs d'extrême droite. Le concept est le suivant : une personne ayant une opinion bien arrêtée est assise au milieu, tandis que vingt personnes ayant une opinion contraire, mais tout aussi bien arrêtée, sont assises autour d'elle. Un petit Colisée des temps modernes, en somme.

Dans cet épisode, l'homme au centre est Mehdi Hasan, journaliste politique anglo-américain. Pendant une heure et quarante minutes, il discute avec de jeunes gens qui affirment fièrement être fascistes, relativisent l'Holocauste et lui disent, à lui, fils d'immigrés indiens : Tu n'es pas américain. Nous ne voulons pas de toi ici. Retourne dans ton pays.

Fais attention à toi. Fais attention à toi. Fais attention à toi.


Je ne sais pas vraiment pourquoi ces scènes me donnent la chair de poule. Mon cerveau comprend et désespère face aux informations quotidiennes sur les mineurs expulsés ou les militants pro-palestiniens. Mais cette vidéo me serre la gorge. Peut-être est-ce la fierté avec laquelle ces jeunes hommes haïssent un homme plus âgé qu'ils ne connaissent pas, l'impudence avec laquelle ils le font, sans sous-entendus, en utilisant leur vrai nom. Peut-être parce que Hasan a un passeport américain, mais qu'il est d'origine britannique et indienne, tout comme ma mère, tout comme ma famille ; parce qu'il parle comme eux, parce qu'il parle comme moi. Peut-être parce que cette pensée ne me quitte pas : ma mère tremble de peur et ces hommes tremblent de rage.

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À Seattle, alors que ma mère ne dormait pas pendant un an, j'ai eu les conversations les plus chaleureuses que j’ai eu dans ma vie, avec des inconnus, j'ai appris auprès des professeurs les plus engagés et j'ai plaisanté avec les serveurs les plus sympathiques. Ce qui peut sembler cliché, je dois l'admettre en tant qu'Allemande grincheuse, c'est que, où que j'aille et quel que soit mon problème - tout le monde voulait m'aider.

Comment concilier des choses qui s'opposent ? Gentillesse et Haine, l'ouverture d'esprit et le repli sur soi, puissance mondiale et inégalités, aspirations futures et affaires passée? Comment rassembler une société qui se retrouve à chaque arrêt de bus et se divise à chaque flash info ?

Heureusement, pour se poser ces questions, nous n'avons pas besoin de prendre l'avion. « Fais attention à toi », une longue étreinte, des yeux sérieux - tout cela m'est également offert ici, en Allemagne: chaque soir, sur le chemin du retour. À Chemnitz, après 2018. À Hanau, après 2019. À Oldenburg, après Lorenz. Dans le quartier où j’habite, le parti le plus fort est Die Linke, et le deuxième, l’AfD. La division, nous les Allemands savons aussi très bien la pratiquer. « Fais attention, fais attention, fais attention - cette phrase m’est alors glissée par des personnes bienveillantes, comme un chauffe-mains. En sachant pertinemment qu’elle ne chassera pas le froid extérieur, mais qu’elle réchauffera mes mains, ne serait-ce qu’un instant.

Comment réunir des choses qui s'opposent ? En nous racontant des histoires ? En vivant et en aimant du mieux que nous pouvons, et en écoutant autant que possible ?En glissant encore et encore des chauffe-mains dans les mains froides ? Ou en partant pour l’Amérique et en empêchant notre mère de dormir pendant quatre semaines ?

Maman, je pars en Amérique.

Fais attention à toi, s'il te plaît.
 

Les opinions exprimées dans ce texte sont celles de l'autrice et ne reflètent pas nécessairement les opinions ou les positions du Goethe-Institut.

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