La bêtise comme stratégie de résistance absolue et intransigeante aux maux de la société, comme stratégie de protestation sans compromis ? Cela n’est pas nouveau : Sur les stratégies révolutionnaires de grands parleurs qui ont fait l’histoire.
Imaginez la situation suivante : un homme nu et d’aspect négligé descend la 5e avenue en plein jour (ou le Kurfürstendamm) en traînant derrière lui le cadavre d'un chien. Il arrache ses vêtements devant le Kranzlereck (ou devant Tiffany's), défèque dans la rue, se rend dans le premier grand magasin qu’il voit, casse les vitrines et la marchandise à l’intérieur, s'empare d'une lampe de poche qu'il tripote en riant bruyamment, et lorsque les passants lui demandent, horrifiés, ce qui lui arrive (alors que la police arrive), il s'exclame, désespéré : « Je cherche un être humain. »Ce personnage n’est pas le fruit d’une transmission historique, il s’agit plutôt d’une combinaison de différents types d’individus qui, dans l'Antiquité grecque et dans l'espace byzantin et l'Eglise orientale, faisaient office de marginaux et de critiques irréconciliables des conditions sociales : les saloi et jurodivyj (dans l'Eglise orientale), et les cyniques, dans la Grèce antique, le plus connu étant Diogène de Sinope (l'homme dans le tonneau qui ordonna à Alexandre le Grand de s’ôter de son soleil).
Le philosophe grec Diogène (404-323 av. J.-C.) assis dans son humble logis, un tonneau en terre cuite dans le quartier Métrôon d'Athènes, allume une lampe en plein jour, signalant qu'il recherche un homme honnête. Les chiens qui l'entourent, des compagnons du philosophe, sont emblématiques du cynisme (du grec kynikos, pareil au chien), qui met de l'avant une vie austère. | © Jean-Léon Gérôme, Public domain, via Wikimedia Commons
Un type de résistance absolue et intransigeante
Même s'ils se confondent avec des figures mythiques, ces personnages ont réellement existé : Syméon d'Emèse (6e siècle) et André de Constantinople (10e siècle). ) ; l'ascète Basile (1468-1552/57), qui prêchait nu dans les rues de Moscou et s'est révolté contre Ivan le Terrible (la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, située sur la place Rouge, lui est dédiée) ; Xenia de Saint-Pétersbourg, (1719/1730-1803), qui ne se présentait qu'habillée en homme et se faisait appeler exclusivement par le nom de son défunt mari ; Griša de Kočetovka (1851-1906), qui, couvert de jouets d'enfants, se considérait comme l'époux du Christ. Ils tenaient tête aux puissants, se moquaient des rois et des tsars et disaient la vérité sur les ecclésiastiques paresseux et alcooliques et les dirigeants corrompus et sanguinaires. Dans un monde à l'envers, la folie qu'ils pratiquaient - manger avec les chiens, boire dans les flaques d'eau, se rouler par terre en proie à des spasmes catatoniques, balbutier, crier, danser nus en public - rétablissait, en tant qu'inversion d'une raison dévoyée, le souvenir d'un monde juste, d'un monde bon, d'un monde véritablement raisonnable. Les saloi, les jurodvij et les cyniques représentent, avec le personnage (occidental) de l'idiotā, tel que le personnifie François d'Assise, un type de résistance absolue et intransigeante aux maux de la société, une forme de protestation sans compromis. C'est ce qui les distingue des bouffons qui jouent au monde à l'envers pour un temps limité (carnaval, mardi gras) et souvent au service d'un souverain, mais qui ne font en réalité que contribuer à l'amusement de leurs maîtres. Rien n'est plus éloigné du saloi ou du cynique que la plaisanterie, l'humour ou l'ironie ; ce qui lui importe, c’est le tout, toujours, et il n'a de pitié ni pour lui-même ni pour ses semblables.L'implacable et laide vérité
On peut voir dans la figure du punk (et de ses précurseurs dans le dadaïsme) l'écho de cette figure de la protestation ; pour le punk, il n’est plus question de « critique constructive », ce que les gens engagés aiment exiger lorsqu'ils estiment qu'on traite injustement ; il s'agit pour lui de dire sans ménagement la vérité laide sur un monde laid et égaré. C’est en faisant du bruit et en criant qu’il « dit les vraies choses » (parrhesia), comme on appelait le fait de dire crûment des vérités désagréables, domaine dans lequel Diogène, ci-dessus mentionné, s'est distingué. Et à l’instar du saloi et du cynique, le punk est un individu tout à fait désagréable : il entretient un culte de la laideur, de la provocation et de l'inaccessibilité repoussante, un culte qui apparaît au commun des mortels comme une perversion répugnante, mais qui ne représente pour lui que le reflet d'une société pervertie.Dans la Russie post-soviétique, un certain nombre d'artistes comme Aleksandr Brener et Oleg Kulik ont protesté, dans la tradition des jurodivyj, contre l’avènement des oligarques. Mais ce sont les artistes des Pussy Riot qui se sont inscrites le plus clairement dans cette tradition : Nadejda Andreïevna Tolokonnikova, l'une des musiciennes arrêtées, inculpées et condamnées à deux ans de camp après leur « prière punk » dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou (21.2.2012), se réfèrait explicitement à la figure du jurodivyj pendant le procès qui a conduit à sa condamnation. Elle s'est inscrite ainsi dans une tradition spécifiquement russe de résistance et de protestation, que le tsar Ivan détestait tout autant que les dirigeants et patriarches la détestent aujourd’hui.
Ne traite jamais les autres avec mépris
Les absurdités infâmes et les cabrioles scatologiques des saloi, des jurodivyj et des cyniques ne sont pas vraiment drôles, il faut bien l'avouer. Leur « renversement des valeurs » (ce n'est pas pour rien que Nietzsche s'est longuement penché sur les figures du cynique et de l'idiot) est une chose très sérieuse. Le grotesque est une façade derrière laquelle se cache une intransigeance impitoyable. Mais ce qui ne leur fait jamais défaut - de Syméon d'Emèse aux Pussy Riot - même s'ils manquent d'humour, c'est l'empathie. Le renversement des valeurs corrige le système moral qui s'est détraqué : les premiers seront les derniers. Ou bien : ne traite jamais les autres avec mépris.Ouvrages d’introduction
- Christoph Münch, Foolish Russia in Christ: On the Interpretation and Significance of Jurodstvo in the Cultural and Social Context of the Tsarist Empire, Göttingen, 2017.
- Heinrich Niehues-Pröbsting, The Cynicism of Diogenes and the Concept of Cynicism, Frankfurt am Main, 1979.
- Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres II: Le Courage de la vérité, 1983 / 1984: Paris, Gallimard, 2009
- Thomas Lau, The Holy Fools: Punk 1976–1986, Berlin/New York, 1992.