Les Mots-dits : Une chronique linguistique
La tumultueuse réforme de l’orthographe allemande

Illustration: two speech bubbles above a book
Un verbe donne un nom à une action | © Goethe-Institut e. V./Illustration: Tobias Schrank

Les débats qui ont fait rage sur la réforme de l'orthographe allemande dans les années 1990 n'auraient guère être plus acrimonieux. Quelle était la source de cette passion dans les agences de presse et les bureaux, dans les écoles et dans les bars ? Notre chroniqueur Henning Lobin reconstitue la tumultueuse histoire de cette réforme controversée.

De Henning Lobin

Existe-t-il un autre pays où les gens se disputent avec autant de véhémence à propos de l'orthographe ? Je n'en connais pas. Mais peut-être que le débat sur l'orthographe allemande libère l'énergie qui est utilisée dans d’autres pays pour normaliser le vocabulaire et la grammaire. Car l'orthographe est le seul aspect de la langue à faire l’objet d’une normalisation étatique - dans tous les pays où l’allemand est une langue officielle.

Retour sur le passé

Le début du mois de juillet a marqué le vingt-cinquième anniversaire de l'introduction de la réforme de l’orthographe allemande. En effet, depuis 1996, il est permis d'écrire « Schifffahrt » avec trois « f », ou « Rad zu fahren » avec des espaces entre les trois mots. Le « dass » s'écrit avec deux s au lieu de ß, et « vor Kurzem » prend une majuscule. L'objectif de la réforme était de rendre l'orthographe plus facile grâce à des règles plus cohérentes, et d’ajuster la façon d’écrire de nombreux mots afin de les intégrer dans le système allemand.
 
Une importante réforme de l'orthographe avait déjà eu lieu en 1901 - elle a constitué la base de ce qu’on retrouvait dans le Duden pendant presque tout le 20e siècle. Konrad Duden avait lui-même participé à cette réforme et fait ensuite de son dictionnaire l'ouvrage de référence le plus important en matière d'orthographe. Cela a si bien fonctionné qu'à partir de 1955, le Duden était la norme quasi-officielle pour l’administration publique et les écoles.
 
En fait, une réforme majeure devait être mise en œuvre à cette époque, mais en raison de la division de l'Allemagne, il n’a pas été possible d’établir des règles uniformes pour tout l’espace germanophone. Ce n'est que dans les années 1990 que cet objectif a été atteint, après que des propositions beaucoup plus radicales - remplacer « Der Kaiser saß im Boot » par « Der keiser sass im bot » (L’empereur était assis dans le bateau » - aient été mises de côté.

Une résistance tumultueuse

Mais même la réforme relativement modérée de 1996 a suscité tant d'émotion qu'une véritable guerre culturelle a éclaté, et elle a duré quelques années. Les grands quotidiens ont refusé d'appliquer la réforme, ce qu'ils étaient bien sûr libres de faire. Les parents se sont indignés de ce que leurs enfants devaient désormais apprendre à l'école, et des écrivain.e.s ont sonné l’alarme, évoquant la menace que les nouvelles règles faisaient peser sur la belle langue allemande. Enfin, même la Cour constitutionnelle fédérale a dû statuer sur sa mise en application dans les écoles, et un référendum a permis de suspendre la réforme dans le Land de Schleswig-Holstein pendant un certain temps.
 
Diverses raisons expliquaient l’opposition à cette réforme. D'une part, la commission qui avait élaboré les nouvelles règles était composée presque exclusivement de linguistes. La presse, les médias, les éditeurs et d'autres groupes de la société y avaient à peine participé, et nombre d’entre eux ont même été surpris par la réforme. Le débat nécessaire qui devait se tenir sur un sujet aussi « public » que la réforme de l'orthographe a eu lieu uniquement après que les décisions finales aient été prises au niveau politique.
 
Deuxièmement, cette commission a adopté une approche de l'orthographe à laquelle tous n’adhéraient pas. L'orthographe devait notamment refléter autant que possible la prononciation des mots, tout en obéissant au principe dit de la racine d’un mot (par exemple : même si on prononce le d du mot « Rad » (roue) comme un t, on écrit d en raison du pluriel de ce mot qui se dit « Räder »). Cela rend l'écriture plus facile, mais la lecture plus difficile. En outre, la réforme a rendu certaines différences de sens méconnaissables, ce qui a été particulièrement critiqué (« falsch liegen », pour dire être couché dans une mauvaise position, par rapport à « falschliegen », qui signifie se tromper).

Retour à la paix orthographique

Après des années de conflit, les instances gouvernementales responsables dans les pays germanophones ont mis sur pied une commission élargie ayant comme mandat de réviser les règles. En outre, un Conseil de l'orthographe allemande, composé de quarante membres, a été créé pour continuer à surveiller l'évolution des habitudes orthographiques et proposer des ajustements mineurs aux règles. Les règles révisées sont finalement entrées en vigueur en 2006, et depuis lors, plusieurs orthographes ont été autorisées pour de nombreux mots.
 
Depuis, il règne dans l’ensemble une certaine « paix orthographique ». À l’occasion seulement on évoque les luttes passées et certaines incohérences que la réforme a entraînées. Toute une génération d'élèves a appris les nouvelles règles d’orthographe - elles sont donc solidement ancrées dans l'esprit de beaucoup de gens. Certains, cependant, ont du mal à s’adapter aux nouvelles règles, malgré la longue période de transition, et font encore de nombreuses fautes. Depuis la réforme, le rapport à l’orthographe a lui aussi considérablement changé, en raison du triomphe des téléphones intelligents. Il est donc difficile de juger si les difficultés en matière d’orthographe sont le résultat de la réforme ou si elles sont dues à un changement des habitudes d'écriture. Une chose est sûre cependant : après les soubresauts des dernières années, on ne verra pas de sitôt une nouvelle réforme de l'orthographe allemande.