Les mot-dits : Une chronique linguistique
Tout est dans le mélange – contacts et évolutions linguistiques

Illustration: two speech bubbles above a book
Un verbe donne un nom à une action | © Goethe-Institut e. V./Illustration: Tobias Schrank

Les langues sont vivantes. C'est ce qui ressort du fait que des mots et des phrases d'une langue sont adoptés à plusieurs reprises dans une autre - généralement pour enrichir la gamme d'expressions.

De Olga Grjasnowa

Les lecteurs de mon dernier livre ont été nombreux à m'envoyer des lettres où ils soulignent à quel point l'allemand est propice aux réflexions philosophiques. Dans le dernier courrier en date, cette déclaration a même été attribuée au poète, naturaliste et réformateur linguistique Mikhaïl Lomonossov. Je n'ai pas réussi à corroborer cette affirmation mais incontestablement, une quantité écrasante d'ouvrages philosophiques majeurs ont été rédigés en allemand – non seulement philosophiques mais aussi lyriques, prosaïques, dramatiques et même comiques. L'allemand est sans nul doute une langue extrêmement complexe, et ceux qui l'étudient me donneront certainement raison. Toutefois, je crains que la phrase « L'allemand est particulièrement propice à... » n'ait aucun fondement et ne fasse que véhiculer des idées préconçues. Malheureusement, la place me manque dans cette chronique pour en établir la liste exhaustive. En outre, elle fait totalement abstraction du sens du message lui-même. Car bien que l'allemand se prête volontiers à certains usages, il doit y avoir des situations où il ne permet pas de s'exprimer avec précision ou justesse. En tant qu'auteure germanophone, je ne considère donc pas cet argument comme recevable.

Tartine beurrée et enfant prodige

En réalité, une multitude de termes témoignent d'une telle justesse en allemand que je cherche constamment à les intégrer en russe. Je pourrais aussi parler d'« assimilation », mais la grammaire russe s'y oppose. Prenons par exemple le mot « Termin » (rendez-vous/date/délai) – rien n'illustre la sensation d'urgence, le caractère immuable et la notion d'importance avec tant de pertinence. Or si je veux le transposer en russe, je dois le conjuguer ; il ne subsiste alors guère de traces de ses origines allemandes. Je me retrouve face à un dilemme : dois-je suivre la grammaire allemande et laisser ce mot conserver sa neutralité, ou dois-je plutôt le décliner en russe, même s'il devient par la même occasion horrible à entendre ? Il existe déjà en russe une cohorte de termes empruntés à l'allemand : « Butterbrot » (tartine beurrée), « Schlagbaum » (barrière), « Gastarbeiter » (travailleur immigré) ou « Wunderkind » (enfant prodige), pour n'en citer que quelques-uns. Et ceux-ci ont été déclinés dans le plus strict respect des règles de l'art grammatical. Je les rencontre subitement au détour d'une phrase, ce qui me plonge dans une intense réflexion. Les langues adoptent des vocables étrangers assez rapidement – l'allemand contient nombre de mots issus du grec, du latin, du français, de l'anglais et de bien d'autres idiomes, et ces emprunts se poursuivent encore aujourd'hui. En linguistique, quand des individus se laissent influencer par les langues qu'ils entendent au quotidien et y glanent certaines tournures ou expressions, on parle de « contact linguistique ». Ainsi, le nouveau président Joe Biden a employé l'interjection arabe « inchallah » durant la campagne présidentielle, lors d'un débat télévisé. Autre exemple : non loin de mon logement se trouve une petite boulangerie française qui prépare elle-même de délicieuses baguettes, de savoureux croissants ou encore d'incroyables pains au chocolat. Son nom ? « Le Brot ». 

Une évolution fulgurante

Au sein de ma petite famille, nous pratiquons quatre langues : l'allemand, l'anglais, le russe et l'arabe. Parfois, nous avons des discussions complètes dans des langues différentes, et pourtant nous nous comprenons mutuellement. Les malentendus sont rarement dus à la langue elle-même. Lorsque je suis en compagnie d'ami·e·s qui maîtrisent le russe et l'allemand, ou le russe et l'anglais, c'est pareil : nous passons souvent de l'un à l'autre. Non pas parce que nous avons des lacunes dans l'une des langues employées, mais parce que c'est amusant. Et ça l'est uniquement quand on connaît les ingrédients qu'on mélange. Le roman de Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, a été écrit en anglais et regorge de sous-entendus et autres jeux de mots en français et en russe ; les déchiffrer renforce le plaisir de la lecture. Le brassage des langues est aussi très fréquent dans le rap allemand. Le meilleur exemple est celui du rappeur Haftbefehl, qui s'adonne à cet exercice avec intelligence et adresse. Les contacts linguistiques et les emprunts rendent nos langues vivantes – et nous aussi, sauf bien entendu quand une pandémie fait rage.