Un réalisateur crée-t-il consciemment des films qui reflètent ses obsessions et ses peurs intérieures, ou son art est-il un écho naturel de ce qui l’habite ? Et faut-il approcher de la fin pour savourer pleinement la joie de vivre ? Entre identité, mémoire et désespoir, Amir Fakher Eldin tisse une histoire philosophique profonde dans son film Yunan, qui explore les questions de l'existence et de la mort, faisant du film le seul long métrage arabe en compétition officielle à la Berlinale.
Dans la mythologie abrahamique, Yunan est le nom du prophète Yunus, avalé par une baleine après avoir abandonné son peuple, qui refusait de croire en son message. Après trois jours passés dans le ventre du cétacé, il fut sauvé par Dieu, faisant de son histoire une métaphore universelle du désespoir menant à l’impasse, mais aussi du renouveau de l’espoir, même dans les moments les plus sombres.C'est peut-être la raison pour laquelle le réalisateur d’Ameer Fakher Eldin a choisi le titre « Yunan » pour son deuxième long métrage, le seul film arabe participant à la 75e compétition internationale de la Berlinale. Le thème du désespoir et de la désorientation est présent tout au long du film, tout comme il l'était dans le premier film du réalisateur, Al Ghareeb (L'Étranger), avec lequel il a entamé une trilogie de films dont Yunan est le deuxième volet.
Le réalisateur a donné à son personnage principal le nom de Mounir Noureddine, un nom qui peut être considéré comme le pendant dramatique du nom du réalisateur. Mounir, un Arabe originaire d'un pays non spécifié, vit dans la ville allemande de Hambourg, où il travaille comme écrivain et traverse une crise existentielle. Si l'on ajoute à cela le fait qu'Amir Fakher Eldin est né en Ukraine de parents du Golan, on se trouve face à un exemple parfait de la façon dont le cinéma est le reflet de la vie d'un artiste, à travers lequel il tente d’exprimer ses préoccupations et de contempler sa relation avec lui-même et avec le monde.
Mémoire perdue et connexion rompue
Les éléments de la mémoire et de la communication sont au cœur du projet cinématographique de M. Fakhr Eldin, comme on peut le voir dans Yunan et L'Étranger avant lui. Les personnages de ces deux films vivent une douleur difficile à expliquer à ceux qui ne l'ont pas vécue, car elle est l'accumulation d'années d'aliénation, d'errance et de rêves perdus. La mère de Mounir, avec laquelle il communique électroniquement, ne le reconnaît pas, et il ne parvient pas à retrouver l'histoire du berger maudit que lui raconte sa mère. Contrairement à l'émancipation que la disparition de la mémoire pourrait insuffler, Mounir semble piégé dans un isthme, incapable de saisir le passé et de communiquer avec le présent. Dans un état d'isolement éternel, Mounir se réfugie sur une île isolée du nord de l'Allemagne, apparemment pour répondre aux conseils d'un médecin, mais en réalité pour mettre fin à ses jours.Une rencontre fortuite mène Mounir (incarné avec finesse par Georges Khabbaz) à une auberge tenue par une Allemande au caractère bien trempé, Valeska (Hannah Schygulla, évoquant instantanément ses collaborations avec Rainer Werner Fassbinder). Son fils, au tempérament violent, voit d’abord d’un mauvais œil l’arrivée de cet étranger. Mais lorsque une violente tempête menace d’inonder l’île, la dynamique change. Peu à peu, la relation entre Mounir, Valeska et son fils évolue, lui permettant de renouer partiellement avec les autres, à la mesure de l’espace commun qu’ils partagent.
L’écrivain et réalisateur Ameer Fakher Eldin, installé en Allemagne, est né à Kiev, en Ukraine, en 1991, de parents Syriens du Golan. Son premier long métrage, Al Ghareeb (L’Étranger), a été projeté au Festival international du film de Venise 2021 ou il a remporté le prix Edipo Re. L’Étranger a également été officiellement sélectionné pour représenter la Palestine à la 94e cérémonie des Oscars. Lors de la 43e édition du Festival international du film de Caire, le film a été récompensé du prix de meilleur film arabe ainsi que le prix Shadi Abd El Salam du meilleur film dans la compétition de la Semaine de critique internationale. | ©Martin Kunze
Une expérience visuelle singulière
Pour son deuxième film consécutif, Ameer Fakher Eldin propose une œuvre d’une nature particulière, exigeant un spectateur prêt à laisser le temps au récit d’installer ses personnages et de le plonger dans son univers. Tranquillement imprégné de l’héritage du cinéma poétique, il en offre une réinterprétation contemporaine.Les films d’Ameer Fakher Eldin peuvent sembler d’une grande simplicité si l’on se demande « Que se passe-t-il pour les protagonistes ? », mais ils prennent une toute autre profondeur si l’on s’interroge sur « Que se passe-t-il en eux ? ».
Les racines complexes du réalisateur enrichissent son cinéma, non seulement en fournissant un matériau narratif dense, mais aussi en lui conférant une profondeur qui se révèle sans effort apparent. Son œuvre fusionne des influences multiples – d'Abu al-Tayyib al-Mutanabbi aux Mille et Une Nuits, en passant par Andrei Tarkovsky et Béla Tarr – pour offrir une expérience singulière, s’adressant à un public en quête d’un cinéma empreint de poésie et de réflexion.
Février 2025