Krautrock
La réhabilitation d’un genre
Le krautrock, qui ne fut longtemps apprécié que hors des frontières de l’Allemagne, est aujourd’hui enfin célébré dans son pays d’origine comme une étape novatrice dans l’histoire de la musique pop.
Il fut un temps où il s’agissait d’un mot d’injure. Krautrock. À la fin des années soixante, à la naissance de ce nouveau genre qui allait entrer sous ce nom dans la légende, aucun des musiciens concernés ne voulait être appelé « krautrocker ». Les « Krauts », c’est ainsi que les Anglais appelaient les Allemands, un surnom plutôt antipathique. On était plutôt tenté d’associer le terme au national-socialisme, à la Seconde Guerre mondiale, aux bombes tombant sur l’Angleterre.
Un rapport problématique au krautrock
Qu’on ait eu pendant longtemps en Allemagne un rapport problématique au krautrock s’explique par l’histoire. Ce concept a été fortement marqué par la presse musicale britannique qui a repris sous cette appellation pendant longtemps tout type de musique rock et pop venant d’Allemagne de l’Ouest, de la fin des années soixante à la fin des années soixante-dix, à une époque où le punk rock transformait tout. Peu importait aux critiques de la pop que Kraftwerk ou Tangerine Dream produise de la musique électronique pour les discothèques, que Can s’oriente vers les nouvelles connaissances venant de la composition d’avant-garde, que Kraan joue du jazz rock avec d’interminables solos, qu'Agitation Free adapte le rock psychédélique de la côte ouest américaine ou que les Birth Control veuille simplement faire du rock qui soit le plus hard possible : si cela venait d’Allemagne, cela ne pouvait être que du krautrock.Mais ce n’est pas seulement parce qu’il déplaisait aux protagonistes concernés d’être mis dans le même sac que des groupes dont ils ne se sentaient pas du tout proches que le terme de krautrock fut ressenti en Allemagne comme péjoratif. Se reflétait dans celui-ci également le mépris anglo-américain envers un pays qui affichait depuis peu sa propre culture pop. Comme la plupart de ces groupes – s’opposant à la tradition du schlager allemand, lestée par le poids du passé, et les standards de la musique rock venant d’Angleterre ou des États-Unis – développaient volontairement leurs propres idées et des tonalités de haut niveau, ils étaient particulièrement affectés par cette dévalorisation et se sentaient renvoyés dans leur complexe d’infériorité. Le groupe de Hambourg Faust réagit avec ironie et enregistra un morceau de douze minutes intitulé Krautrock.
Le public allemand était partagé. Un groupe comme Tangerine Dream était très prisé et composa la musique de trois épisodes de la série policière Tatort. Les titres de Kraftwerk Autobahn et Das Model remportèrent un grand succès tant en Allemagne que sur la scène internationale. Mais l’influence des pionniers de la musique électronique de Düsseldorf fut incomparablement plus importante aux USA où le groupe livra des contributions décisives pour la naissance du hip hop et de la techno. D’autres formations, comme les Munichois de Amon Düül, étaient considérés comme des aliénés, ou d’autres comme les Eloy de Hanovre, jugés comme de pâles imitateurs.
Les Allemands s’en tenaient dans la mesure du possible à des formations plus authentiques ou ignoraient des groupes comme Neu ! de Düsseldorf qui passent aujourd’hui pour des pionniers.
Une nouvelle évolution venue d’Angleterre
Cette situation ne changea fondamentalement qu’à partir de 1996 lorsque parut le livre Krautrocksampler. L’ouvrage de Julian Cope, qui fut lui-même un musicien reconnu, avait pour sous-titre « One Head’s Guide to the Great Kosmische Musik » (Guide de la formidable musique cosmique) et changea fortement – malgré de nombreuses erreurs de contenu qui font que même l’auteur refuse une réédition – la perception du phénomène. Depuis la parution de ce cours d’histoire aussi subjectif que passionnant proposé par Cope, les krautrockers ne passent plus, en essayant d’apporter une réponse aux hits anglo-américains, pour des imitateurs mais pour des musiciens novateurs, créateurs de la « musique cosmique ».Cope avait reconnu une qualité qui rassemblait, en tout cas de manière rétrospective, beaucoup de groupes de krautrock, aussi variés fussent-ils : peu importe s’ils ébauchaient des mondes électroniques lointains comme Kraftwerk, s’ils se perdaient dans d’interminables improvisations comme Amon Düül ou s’ils exploraient une fascination pour la monotonie, avec des rythmes sur le mode de la transe comme Can : beaucoup de groupes de krautrock créèrent, avec une force spirituelle, des sons expérimentaux, encore jamais entendus jusque là, qui semblaient souvent irréels et oniriques, comme s’ils venaient du cosmos.
De l’injure au label de qualité
C'est avant tout cette qualité qui fait que Radiohead reprenne des morceaux de Can et de Neu !, que des groupes britanniques de la jeune génération comme The Horrors ou Kasabian se déclarent fans de krautrock et que le quotidien anglais The Guardian ait mis en avant en 2010 le krautrock dans sa rubrique « pop influence du jour ».Les héros d’autrefois, et notamment Eloy, refont des tournées et de jeunes groupes allemands comme Von Spar, Stabil Elite ou Space Debris se disent résolument influencés par ces vieux enregistrements. Le fait que d’anciens albums souvent passés à la trappe à l’époque ressortent de plus en plus aujourd’hui, et puissent être redécouverts, est dû à de petites maisons de disques courageuses comme Bureau B ou Grönland. Mais aussi une major comme Universal remet en vente des albums d’Embryo, Harmonia ou Jane qui étaient sortis dans les années 1970 sous le label légendaire Brain.