Biennale de Montréal
Un vent de résistance venu d’Allemagne

Anne Imhof | Installation Biennale Montréal 2016
Anne Imhof | Installation Biennale Montréal 2016 | Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

Les dogmes artistiques, politiques, économiques et sociaux sont sur la ligne de mire de plusieurs artistes de la Biennale de Montréal, dont plusieurs travaillent en Allemagne. Parmi eux, Anne Imhof qui en a profité pour présenter le troisième et dernier chapitre de son opéra Angst.

Dans notre monde hyper connecté où nous engrangeons presque un message à la seconde, l’impression qu’il se passe toujours quelque part quelque chose de fondamental est fort tenace. Nous vivons de plus en plus avec la crainte de louper ce qu’il ne faut pas louper. Ou avec la peur de l’apprendre après tout le monde, ne serait-ce qu’une minute plus tard.
 
Anne Imhof aime défendre une sorte de pensée contraire. C’est le fait qu’«il se passe peu de choses qui donne fortement à penser que n’importe quoi peut se produire n’importe où», dit l’artiste de 38 ans, au sujet de son travail mêlant performance, installation et arts de la scène et en évoquant plus particulièrement Rage, une série de performances débutées en 2004.
 
Rien de fondamental, n’importe quoi y compris peu de choses. C’est un peu ce qu’un simple coup d’oeil peut laisser croire aux visiteurs du Musée d’art contemporain de Montréal (MAC), dont une salle porte, depuis la mi-octobre, les traces de la signature Imhof. Dans le cadre de la Biennale de Montréal, l’artiste née à Giessen et basée à Francfort y a d’abord présenté, en deux soirs, le troisième acte de son «opéra» Angst (2016). Puis, elle a laissé, comme résidus de son passage, une installation composée d’objets, de rebuts et d’un espace scénographique blanc, mais souillé.
 

Huit artistes et un commissaire allemands

 
Sur la cinquantaine d’artistes de cette édition de la Biennale de Montréal, la 9e de son histoire, une bonne délégation est arrivée d’Allemagne, notamment de Berlin et de Francfort. Ils étaient en tout huit, dont un collectif. De la Hesse aussi provenait le commissaire invité, Philippe Pirotte, directeur de la Staatliche Hochschule für Bildende Künste Städelschule.
 
Sous l’intitulé Le Grand Balcon, clin d’oeil à la pièce de théâtre de Jean Genet Le Balcon (1956), Pirotte a conçu un vaste programme porté par l’idée qu’il était possible, voire souhaitable, de renverser l’ordre des choses, que celles-ci soit sociales ou esthétiques. Si chez Genet, le récit est situé dans un bordel, chez les artistes de la Biennale de Montréal, il se trouve dans une disparité de lieux, de temps et de contextes.
 
Dans Angst III, la performance créée pour la Biennale de Montréal avec l’appui du Goethe-Institut Montréal, la lenteur de l’action, sa longueur même (plus de quatre heures), est en soi un signe que les artistes, du moins Anne Imhof, cherchent à contester de multiples aspects de la vie, y compris le rôle encore trop souvent confortable et complaisant du spectateur.
 
«Je ne considère pas qu’Angst III soit particulièrement longue ou lente, mais il est vrai que la lenteur peut être une forme de résistance. La vitesse est cependant quelque chose de très subjectif», croit Anne Imhof
 
Devant ce qui reste d’Angst III, il est possible d’éprouver une sensation d’être arrivé trop tard, comme au lendemain d’une fête à laquelle on n’a pas assisté. Il y a cependant tellement de choses à observer, tant de détails abandonnés sur et autour de la scène, que cette première perception peut finir par s’estomper. Au-delà de susciter l’imagination, l’installation d’Angst III appelle à ne pas catégoriser chaque élément dans une seule fonction, sous une seule définition.
 
«Je ne me sers pas de la scène de manière traditionnelle, avance l’artiste. Il s'agit plutôt d'un lieu de rencontre pour les artistes.  C’est vrai, à Montréal, elle a servi de scène pour Franziska Aigner et Eliza Douglas [deux de ses collaboratrices], au moment où elles interprètent leurs chansons. Mais comme dans les précédentes itérations d’Angst [à la Kunsthalle Basel, en juin 2016, et au Hamburger Bahnhof de Berlin, en septembre 2016], le dos du plateau a aussi été utilisé, pendant le spectacle, comme canevas pour peindre.»
 
Peindre, marcher, s’asseoir, boire ou manger, grimper, tomber, se relever... Pendant presque quatre heures, les performeurs-acteurs ont répété les mêmes actions, reproduit les mêmes gestes, certains énigmatiques, d’autres insensés, certains mouvements visiblement chorégraphiés, d’autres improvisés. Le groupe s’est exécuté autant sur le plateau qu’au travers les spectateurs, brisant ainsi les frontières entre le réel et le spectacle, entre la vie et sa représentation.
  • Franziska Aigner in Anne Imhof, Angst III, performed at La Biennale de Montréal, 2016. Photo: Jonas Leihener ©Anne Imhof, Galerie Buchholz, Cologne/Berlin/New York and Galerie Isabella Bortolozzi, Berlin.

    Franziska Aigner in Anne Imhof, Angst III, performed at La Biennale de Montréal, 2016.

  • Anne Imhof, Angst III, à la Biennale de Montréal, 2016. Photo: Jonas Leihener. Courtesy the artist, Galerie Buchholz, Cologne/Berlin/New York and Galerie Isabella Bortolozzi, Berlin.

    Anne Imhof, Angst III, à la Biennale de Montréal, 2016.

  • Eliza Douglas dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016. Photo: Jonas Leihener. Courtesy the artist, Galerie Buchholz, Cologne/Berlin/New York and Galerie Isabella Bortolozzi, Berlin.

    Eliza Douglas dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016.

  • Franziska Aigner et Eliza Douglas dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy Biennale de Montréal

    Franziska Aigner et Eliza Douglas dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016

  • Anne Imhof, Angst III, La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy Biennale de Montréal

    Anne Imhof, Angst III, La Biennale de Montréal, 2016

  • Angst III, La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy Biennale de Montréal

    Angst III, La Biennale de Montréal, 2016

 

Des humains et des faucons

 
À la fois sculptures humaines, danseurs et individus comme et vous et moi, les protagonistes ont évolué dans un monde feutré, plongés notamment sous une brume soufflée par des canons. L’opéra Angst est une sorte de métaphore sociale, portrait d’une communauté indéterminée, où les échanges sont codés, ritualisés, et si ambivalents qu’ils ne correspondent à aucune catégorie. Séduction, répulsion ou les deux à la fois? Luttes de pouvoir ou entraide et sacrifice mutuel?
 
Cette ambiguïté aura été encore plus notoire lorsque plusieurs faucons se sont invités sur le plateau d’Angst III. Des vrais, en plumes et en os. Il faut préciser cependant que cette présence d’animaux vivants est un trait dans la pratique de l’artiste depuis déjà quelque temps – depuis l’oeuvre Aqua Leo (2013). À Montréal, ce sont donc cinq faucons qui ont attendu, sur leur perchoir, que les performeurs viennent s’en occuper.
 
«J’aime travailler avec les animaux parce qu’ils m’aident à créer des images. Les faucons m’ont toujours fascinée par leur relation avec les fauconniers. C’est quelque chose de l’ordre de la discipline, de la soumission. Les faucons sont parmi les animaux les plus rapides et sont capables de tout voir. Pour l’oeuvre de Montréal, ils apparaissent à la fois immobiles et puissants. Et puis ils sont drôles, comme des invités VIP, dotés d’une laisse autour des griffes.»
 
  • Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy Biennale de Montréal

    Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016

  • Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy Biennale de Montréal

    Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016

  • Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy Biennale de Montréal

    Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016

  • Billy Bultheel, Frances Chiaverini et Emma Daniel dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy the artist, Galerie Buchholz, Cologne/Berlin/New York and Galerie Isabella Bortolozzi, Berlin.

    Billy Bultheel, Frances Chiaverini et Emma Daniel dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016

  • Emma Daniel et Josh Johnson dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016 Photo: Jonas Leihener. Courtesy the artist, Galerie Buchholz, Cologne/Berlin/New York and Galerie Isabella Bortolozzi, Berlin

    Emma Daniel et Josh Johnson dans Anne Imhof, Angst III, à La Biennale de Montréal, 2016

 

Contester les pouvoirs

 
Les relations de pouvoir traversent comme un long fil plus ou moins continu l’ensemble de la Biennale, dont les sites d’expositions sont dispersés en quatre secteurs de la ville. Les artistes allemands ont exprimé de multiples façons cette thématique.
 
L’œuvre de Luzie Mayer, née à Tübingen et établie à Francfort, présente des parallèles directes à la source littéraire du commissaire. La seule, en fait. Dans la vidéo The Balcony, exposée au MAC, elle propose une adaptation de l’oeuvre de Jean Genet. Sa relecture embrouille notamment le fil narratif, en faisant appel à des effets sonores, à un découpage brutal, à la répétition, ou la reprise de scènes. La prostituée de Genet devient chez Meyer une metteure en scène, déplaçant le propos politique et social à la sphère artistique.

Judith Hopf, native et résidente de Berlin, est présente avec plus qu’une oeuvre, bien que celles-ci soit réunies comme un tout dans une salle de la Galerie de l’UQAM. L’installation regroupe trois courtes vidéos (1 ou 3 minutes), chacune associée à un mobilier particulier selon son dispositif de diffusion (une tablette électronique, un écran plat ou un téléphone intelligent). Et ce sont les titres de ces soi-disant mobiliers qui sont mis de l’avant, contrairement à ce que voudrait la norme : Untitled (Bench Sculpture), de 2016, «présente» la vidéo More, de 2015; Untitled (Table Sculpture), de 2016, «présente» la vidéo Lily’s Laptop, de 2013; Untitled (Plinth Sculpture), de 2016, «présente» la vidéo The Evil Faerie, de 2007.
 
  • Judith Hopf, Biennale de Montréal 2016 Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Judith Hopf, Biennale de Montréal 2016

  • Judith Hopf, Biennale de Montréal 2016 Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Judith Hopf, Biennale de Montréal 2016

  • Judith Hopf, Biennale de Montréal 2016 Judith Hopf, Biennale de Montréal 2016

    Judith Hopf, Biennale de Montréal 2016

  • Luzie Meyer, Biennale de Montréal Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Luzie Meyer, Biennale de Montréal

  • Luzie Meyer, Biennale de Montréal Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Luzie Meyer, Biennale de Montréal

  • Luzie Meyer, Biennale de Montréal Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Luzie Meyer, Biennale de Montréal

  • Lena Henke, Biennale de Montréal Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Lena Henke, Biennale de Montréal

  • Lena Henke, Biennale de Montréal Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Lena Henke, Biennale de Montréal

  • Lena Henke, Biennale de Montréal Photo: Guy L'Heureux ©Biennale de Montréal

    Lena Henke, Biennale de Montréal


Les rapports d’échelle, les hiérarchies, les conventions sociales, les (belles) apparences... Sous plusieurs aspects, le travail de Judith Hopf bouscule les choses établies. Avant même de découvrir ce que ses écrans contiennent, le visiteur a déjà eu à adapter sa position, à s’adapter.
 
Parmi les trois vidéos, Lily’s Laptop est sans doute celle qui évoque le mieux l’humour noir (mais en couleurs) de l’artiste, celle qui se rapproche le plus du burlesque de l’époque du cinéma non parlant auquel aime se référer Judith Hopf. Dans cette vidéo sonore, mais sans dialogues, une jeune femme fait fi des recommandations des propriétaires d’un logement qu’on lui confie et transforme le chic endroit en un véritable cours d’eau.
 
Dans une entrevue publiée dans le magazine en ligne Artspace en février 2015, Hopf appelait à apprécier l’absurde, voire la stupidité, et les apprécier comme des grandes sources d’énergie. «Nous prétendons nous préoccuper davantage des inégalités en portant  des critiques radicales de la société, disait-elle. Nous devrions alors au moins reconnaître les processus non académiques, ceux-là qui sont parfois vus comme stupides. Je crois que si on se met à travailler avec ces autres énergies, plutôt que de les regarder de haut, nous élargissons nos opportunités.»
 
L’artiste ne prétend pas se lancer en guerre contre la bourgeoisie ou un quelconque establishment, mais elle considère que faire de l’humour en Europe, pour une femme, représente déjà toute une bataille. Si ça fait rire, tant mieux, ce sera ça de gagné.
 
Isa Genzken, née à Bad Oldesloe et vivant à Berlin, travaille depuis quarante ans sur une diversité de médiums, incluant la peinture, la photographie, le collage, le dessin et le film. Pour la Biennale de Montréal, c’est une production sculpturale qu’elle présente, issue de sa série des Schauspieler. Ces personnages de grandeur réelle appellent au travestissement identitaire.
 
L’ensemble Schauspieler III, I (2015), qu’on retrouve au MAC, comprend sept «mannequins», en pied et debout, qui semblent plus réalistes que dans des versions précédentes. La ronde qu’ils forment incite à les imaginer dans une sorte de rituel inclusif et néanmoins indéterminé. La tenue vestimentaire aux couleurs disparates de chacun parle, en soi, d’une sorte de collage d’identités. Quelque part entre la mode hipster et le camouflage, entre l’androgynie et le manifeste politique, cette oeuvre correspond bien à la thématique du Grand Balcon. La question des apparences, du moins ici, exprime autant une attitude de soumission (envers la mode, par exemple) qu’une volonté franche de s’affirmer, de s’affranchir.