Avenirs féministes
Seules les utopies sont réalistes

Pourquoi donnons-nous autant d’importance à la question du genre ? À quoi ressemblerait notre société si ce paramètre n’existait pas ? Dans cette lettre ouverte, la sociologue Alice Rombach rêve d’un monde plus coloré.

De Alice Rombach

Ceci est une invitation à penser. À penser grand, à regarder loin dans l’avenir, et surtout, à être un peu courageux pour faire bouger les choses. Rêvons donc, et imaginons une petite utopie qui peut paraître radicale au premier abord mais qui se révèle finalement tout le contraire.

Pour développer de nouveaux mondes, il nous faut plusieurs variantes de ceux-ci. Car nous voulons intégrer en eux de nombreux besoins et perspectives. Et voilà peut-être la tâche la plus difficile : nous devons être prêts à désapprendre notre savoir sur le fonctionnement du monde. Pour cela, il nous faut de la confiance et du courage. 

Notre erreur est souvent de penser qu’une seule petite chose doit changer, et non le système dans son intégralité. Par exemple, nous exigeons qu’un conseil d’administration soit composé à 30% de femmes, nous voulons des programmes de mentorat pour les femmes, des ateliers sur l’égalité des genres et des modèles féminins reconnus à leur juste valeur. Comprenons-nous bien, tout cela est actuellement indispensable. Nous avons besoin de plus de femmes dans cet infime espace au-dessus du plafond de verre et naturellement au niveau des postes de gestion et de prise de décision. Combien de Pierre, de Paul, de Jacques aux postes à responsabilité ? Et si peu de femmes. Nous devrions voir siéger beaucoup plus de femmes, de BIPoC, de personnes transgenres et ainsi de suite. Des personnes de tous les âges, avec ou sans enfant, etc. Vous l’avez compris, toute la diversité du genre humain. En somme, il est essentiel que tout ce monde pense et agisse de manière féministe. Pierre, Paul et Jacques aussi.

La « perspective 4 en 1 »

J’en arrive inexorablement à la thèse suivante : laissons tomber la case controversée du genre. Expérimentons plutôt, rêvons à des visions de l’avenir qui ouvrent de nouveaux possibles. À quoi ressemblerait le monde sans le paramètre du genre ? Ou un monde dans lequel le sexe serait ignoré. Il existerait certes, mais n’aurait aucune importance, au même titre que la taille d’une personne.

Que serait-il arrivé si tu avais pu choisir toi-même ton genre ? Ou si tu pouvais encore le faire ? Ou si cette décision n’avait plus aucune importance ? Qui serais-je si j’avais eu le choix de mon genre ? Je crois que les extraterrestres qui nous observent cherchent à résoudre cette énigme depuis des décennies : pourquoi ces petits esprits humains s’accrochent-ils aussi obstinément à la dichotomie homme-femme et aux attentes sociales, alors que leur vision du monde vacille souvent juste après le dîner, voire avant.

Quelle vision étriquée. Quel soulagement ce serait en revanche de vivre par exemple dans la « perspective 4 en 1 ».

Ce concept a été formulé par la grande sociologue Frigga Haug. Il repose avant tout sur le fait que chacun pourrait dormir en fonction de ses besoins. La terrible monotonie de notre quotidien serait ensuite segmentée selon un principe de 4 x 4 : quatre heures de travail rémunéré, ce qui suffit aux objectifs de productivité d’un pays, l’être humain n’étant pas beaucoup plus productif au-delà ; quatre heures de tâches liées à la reproduction comme élever les enfants, s’occuper des personnes âgées, faire le ménage, et flâner au parc une glace à la main. Ensuite quatre heures dédiées à la réalisation personnelle : musique, sport et autres passions. Et enfin quatre heures d’engagement politique à l’échelle locale : bénévolat, implication dans la vie du village ou du quartier. Ceux qui voudront jouer les gagne-pain à plein temps ou passer leur journée derrière leur rejeton seront libres de le faire. Mais ils l’auront décidé eux-mêmes.

Une société non binaire

Imaginons juste un monde non binaire, ce qui n’est finalement pas une idée si folle que ça. Une société où tous les enfants portent des prénoms non binaires comme Sasha, Kim et Luca, pas d’inquiétude, il en existe suffisamment pour avoir le choix. Ces enfants voguent parmi les fées pailletées, le football, les châteaux forts, le vernis à ongles et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Au gré de leur évolution, de leurs besoins, de leurs envies et humeur du jour. Ils peuvent parler à tout le monde de leurs angoisses, de leur appétit pour le risque, des beaux vêtements ou de ceux déchirés et des genoux écorchés. Les enfants acceptent le cadre qui définit leur réalité, ils sont confiants et curieux. Si ces inégalités liées aux genres n’ont plus d’importance, elles sont aussitôt dépassées. Parce que chaque enfant est unique, qu’il soit un être extraordinaire et, au-delà du genre, parfois un idiot, il fait aussi partie des utopies.

En Suède, le pronom personnel neutre « hen » s’est peu à peu répandu avec la plume des auteurs de livres pour enfants qui souhaitaient que le plus grand nombre d’entre eux s’identifient aux personnages de leurs histoires. C’est devenu la norme. Et ce n’est pas tout. La disparition d’anciens mots à connotation genrée a fait place à de nouveaux mots. Des mots compréhensibles et simples qui sont devenus un consensus clair au quotidien. Ils ne sont pas technocratiques mais rendent le monde plus coloré, ils sont plus précis. C’est un peu comme passer de la télévision en noir et blanc à la télévision en couleurs, ou si nous pouvions faire l’expérience d’une quatrième dimension. La langue offre une grande latitude d’expression, et de nombreuses nuances s’ajoutent encore chaque jour. Il faut le reconnaître, il peut être difficile de savoir comment une personne souhaite être désignée et dans quel contexte.

Pour le meilleur des mondes

Mais pourquoi est-ce si important et controversé ? Pourquoi les avis à ce sujet sont-ils si tranchés ? Parce qu’il est en réalité question de hiérarchie des sexes et du pouvoir qui en découle, de privilèges de genre comme catégorie de l’ordre social. Même les idiots - quel que soit leur genre, cela va de soi - finiront j’espère par le comprendre, les nuances sont plus nombreuses que les différences entre les sexes. Peu importe le temps que certains passeront encore à tenter vainement de prouver le contraire par des résultats de recherches. Pour ma part, je trouve cela vraiment beau et libérateur de ne plus appartenir à un camp qui est l’ennemi d’autres camps. Et, bon sang, même à ce stade nous aurions encore bien assez à faire.

Les utopies féministes signifient aussi que nous nous accordons tous la même humanité. Nos structures sociales ont fortement tendance à presque étouffer la pensée utopiste. Il nous faut plus d’éléments utopistes et de prises de risque au quotidien pour nous approcher d’une grande utopie.

Les utopies (féministes) sont des exercices mentaux, des chimères du meilleur des mondes. Pour que nous puissions devenir un jour la personne que nous voulons vraiment être.