Plus d’un siècle après la grande migration libanaise vers l’Amérique latine, les familles descendantes continuent de rechercher leurs racines. Voici l’histoire de l’une d’elles : un voyage dans la mémoire familiale, les mythes hérités et la redécouverte de la terre d’origine.
Pendant des décennies, le Liban fut, dans l’imaginaire de mon père, une image incomplète. Non pas un pays dont il pouvait se souvenir, mais une construction abstraite, faite de réminiscences tissées à partir d’anecdotes sur des lieux et des personnes dont lui, son frère et ses sœurs entendaient parler par leurs parents. Un territoire tissé de fragments et de versions partielles. Mon père n’y était jamais allé, mais il connaissait le Liban comme on connaît ces mythes familiaux transmis de génération en génération.
Dans la maison familiale, mon père et ses frères furent toujours entourés de vestiges de ce lieu qui complétaient les mémoires : une malle portant les initiales de Darwich Fayad, une canne gravée d’inscriptions, des photographies sépia, des jumelles en écaille, un petit carnet rouge où mon grand-père notait les naissances de la famille. Il y avait aussi un plateau de jeu de tawlé avec ses dés en ivoire. Ces objets avaient traversé l’Atlantique à la fin du XIXᵉ siècle, avec nos ancêtres, qui étaient arrivés à Barranquilla, sur la côte caraïbe de Colombie. Dans la première moitié du XXᵉ siècle, ils descendirent le fleuve Magdalena jusqu’aux villes portuaires brûlantes de Lorica et de Honda. Puis ils gagnèrent les villes de l’intérieur du pays, comme Facatativá, où naquit ma grand-mère Fadua, et Bogotá, où la famille finit par s’établir.
La migration libanaise vers l’Amérique latine commença à la fin du XIXᵉ siècle. La majorité des migrants de cette première vague étaient des chrétiens maronites qui cherchaient une alternative à la vie sous le régime de l’Empire ottoman. Le recrutement forcé, les périodes de sécheresse, la dégradation économique et, plus tard, la Première Guerre mondiale, ont maintenu ce mouvement migratoire actif.
Les « Turcs des Caraïbes colombiennes
Jusqu’aux alentours de 1920, de nombreuses familles partirent vers les Amériques en quête d’une nouvelle chance. Pour beaucoup, la destination finale devait être les États-Unis «d’Amérique », mais elles débarquèrent à Barranquilla, brûlante de chaleur, sur la côte caraïbe, ou dans d’autres ports sud-américains tels que São Paulo ou Buenos Aires. On ignore si ces débarquements étaient dus à des erreurs, à des malentendus linguistiques, à des tromperies de la part des transporteurs ou simplement au manque d’argent pour poursuivre la traversée.
On les appelait les « Turcs », parce que les nouveaux arrivants portaient des passeports de l’Empire ottoman. Mais ce n’était pas seulement la nationalité qui changeait en arrivant en Colombie : les noms et les prénoms se transformaient aussi. Daaibes devint Devis ; Al-Khoury se changea en Aljure ; Abdur se fit appeler Eduardo. On ignore aussi s’ils modifièrent eux-mêmes leurs noms pour faciliter leur assimilation, ou si c’est un officier de l’immigration qui, n’ayant pas compris la prononciation d’origine, les transforma.
Beaucoup se consacrèrent au commerce, négociant des tissus, vendant à crédit — d’abord de porte en porte, puis dans des boutiques. Certains restèrent à Barranquilla, où la communauté demeure encore forte, unie et influente. Des maires et des propriétaires terriens jusqu’aux présidents colombiens comme Julio César Turbay, des footballeurs comme Farid Mondragón, des journalistes tels que Juan Gossaín (« fils légitime d’un kebbe et d’une arepa aux oeufs [1]», aime-t-il dire) ou encore des artistes comme Shakira, l’assimilation libanaise dans l’histoire colombienne est devenue une évidence.
Nos ancêtres naviguèrent vers l’intérieur du pays. À Honda, mon arrière-grand-père Farid fit une petite fortune et, on raconte qu’il se promenait à cheval sur un tapis rouge, le corps de l’animal aspergé de champagne. Comme dans toute histoire de migration, l’histoire familiale est elle aussi remplie de mythes et d’exagérations. Un autre épisode évoque une dette que le gouvernement allemand aurait contractée auprès de l’un de nos ancêtres, commerçant en lames de rasoir. Un prêt jamais remboursé, dont certains parents éloignés ont tenté de retrouver la trace, sans grand succès. Il est probable qu’aucun document solide n’existe, mais le récit demeure — tout comme un carnet de coupons bancaires censés, en théorie, permettre de récupérer la fortune perdue.
Le Liban : un pays dispersé à travers le monde
En 2016, mon père, Ramón Fayad, reçut une invitation à une conférence à Beyrouth. L’événement rassemblait des membres de la diaspora (que l’on estime quatre fois plus nombreuse que la population du Liban), qui se distinguaient dans leurs domaines professionnels. Dans le cas de mon père, c’était la science et l’éducation. Ma mère, Isabel, et moi décidâmes de voyager avec lui. Ma sœur Fadua — qui porte le prénom de ma tante et de ma grand-mère — ne put nous accompagner. Lors de ce voyage, je vis mon père fouler le sol libanais pour la première fois, à l’âge de soixante-huit ans.
La conférence mettait en lumière l’importance de la diaspora pour le pays. Au-delà des formalités, l’axe central de la rencontre était le sentiment d’appartenance à une communauté non pas ancrée dans un territoire, mais dans une identité historique. Les organisateurs ont présenté une application destinée à relier la diaspora et ils ont parlé de plateformes numériques pour faire des affaires, interagir ou retracer les ancêtres libanais installés dans d’autres pays. Certains avaient même développé des initiatives indépendantes : un prêtre au Paraguay avait conçu, avec une précision remarquable, un arbre généalogique recensant les familles d’origine libanaise d’Amérique du Sud. Sur cette plateforme numérique figurait aussi notre famille, avec des noms, des dates et des lieux d’origine.
Durant ce voyage, je fus témoin de la manière dont les histoires, les anecdotes, les mythes et les références géographiques entendus pendant des décennies prenaient enfin forme sous les yeux de mon père. Naturellement, nous visitâmes Baabda. Nous ne commentâmes pas la légère déception de voir des barrages militaires et des bâtiments gouvernementaux à la place du village rural idéalisé, figé dans le XIXᵉ siècle, que nous avions voulu imaginer. Nous fûmes profondément émus — jusqu’aux larmes — dans ces rues où vivaient encore des cousins éloignés, où avaient marché nos grands-parents, et lorsque nous retrouvâmes l’endroit où ils s’étaient mariés avant de partir pour les Amériques. Mon père imagina la nostalgie qui avait dû être la leur, en emballant leurs meubles et en quittant pour toujours leur terre natale.
Un notaire municipal, ayant prolongé ses heures de travail en entendant notre nom de famille, se mit à lire dans ses registres les noms de notre famille à Bogotá et à Baabda. Certains, nous dit-il, étaient déjà venus de Colombie à la recherche de terres héritées. À la fin de cet après-midi de mai, nous le quittâmes en lui promettant que, nous, si, nous reviendrions.
Mémoire en construction
La documentation existante en Colombie est fragmentée. Les publications existantes ont, pour la plupart, un ton anecdotique ou relèvent de thèses universitaires, plutôt que d’ouvrages historiques de vulgarisation ou de référence.
En l’an 2000, Luis Fayad, mon oncle, publia La caída de los puntos cardinales (La Chute des points cardinaux), un roman sur la migration libanaise en Colombie. Il parle de son œuvre avec modestie et reconnaît que son récit n’a ni valeur absolue ni prétention historique : il s’agit plutôt d’une tentative de tisser les morceaux d’histoires racontées par ses sœurs Teresa et Fadua Elena, par mon père, les résultats de ses recherches et de ses voyages, ainsi que les souvenirs des conversations familiales et ceux que portent les objets partis du port de Beyrouth jusqu’à la maison de Bogotá.
Cette histoire s’est répétée des milliers de fois. En Colombie, mais aussi au Brésil, en Argentine, au Mexique. Les débarquements marquèrent de nouveaux commencements, et l’expérience de l’exil continue de se transformer dans la mémoire, les gestes, la nourriture et les visages des générations qui cherchent à retrouver, ou à comprendre, les fragments de notre propre origine.
[1] Le kebbé est un plat libanais traditionnel à base de boulgour et de viande hachée et la arepa est un pain plat traditionnel originaire du Venezuela et de la Colombie, fait à base de semoule ou de farine de maïs.
Cet article a été réalisé en collaboration avec Humboldt, le magazine régional du Goethe-Institut en Amérique du Sud.