Yella by Christian Petzold
L’heure tragique des bilans

Yella
© Piffl Medien

Nina Hoss semble brûler du même feu intérieur que d’autres grandes actrices allemandes qui l’ont précédée, se comparant aisément à Barbara Sukowa (un même visage parfois dur et impassible), mais surtout à Hanna Schygulla (pour sa collaboration soutenue avec un cinéaste, Christian Petzold étant souvent comparé, un peu à tort, à un nouveau Rainer Werner Fassbinder).

Même si Petzold, associé à l’École de Berlin, réfute le qualificatif de « muse » lorsqu’il aborde son association avec la vedette principale de plusieurs de ses films (Jerichow, Barbara, Phoenix), Nina Hoss en représente tout de même la figure emblématique. Et si sa présence toujours mystérieuse chez ce cinéaste lui a valu quelques échappées sur la scène internationale, particulièrement pour la télévision américaine avec la série Homeland, c’est à ses côtés, et dans sa langue maternelle, que l’actrice apparaît incandescente. Et incontournable.

Dans le cadre de la Carte blanche accordée au cinéaste québécois Denis Côté, le choix de Yella parmi ses coups de cœur donne l’occasion de renouer avec ce film tourné en 2007, et aux allures quasi prophétiques sur la débâcle financière qui allait bouleverser le monde un an plus tard. Car l’argent constitue l’obsession fondamentale dans ce portrait glacial, implacable, d’une femme essayant par tous les moyens d’échapper à sa misère – matérielle, et sentimentale. 

Hanovre ou le milieu de nulle part

Nina Hoss dans le rôle de Yella Nina Hoss dans le rôle de Yella | © Piffl Medien Sous les traits de Nina Hoss, Yella quitte sa petite ville étouffante, visiblement victime des diktats économiques de la réunification allemande, croyant trouver son salut à Hanovre, loin de Ben (Hinnerk Schönemann), un conjoint au tempérament toxique et aux comportements violents. Il insiste pour l’accompagner à la gare, mais le couple fera toutefois un détour aussi spectaculaire que tragique, teintant la suite du récit, lui donnant souvent des allures fantomatiques, tel un cauchemar éveillé.

L’arrivée de Yella dans cette cité sans âme ni personnalité – Petzold n’observe jamais la capitale de la Basse-Saxe en touriste, n’offrant qu’une description aux extrêmes limites de la banalité banlieusarde – s’avère douloureuse, laissée en plan par un patron crapuleux qu’on vient tout juste de congédier. Elle sera toutefois repérée par Philipp (David Striesow), aussi blond et athlétique que son ancien conjoint (détail essentiel, il possède exactement la même voiture que Ben, et de la même couleur), spécialiste en capital de risques. Mais aussi, et peut-être surtout, en magouilles en tous genres.

La capacité phénoménale de Yella à décrypter les bilans financiers, et dénicher les tours de passe-passe comptables, en fait la partenaire parfaite pour Philipp, agissant d’abord en mentor, puis en protecteur. Car Ben semble avoir retracé celle dont il ne peut plus se passer, une traque qui ne lui laisse aucun répit, jusque dans sa chambre d’hôtel. Effrayée à l’idée de retomber dans ses filets, elle se jette dans les bras de Philipp, sans cesse émerveillé par les stratégies de plus en plus redoutables de sa protégée. Jusqu’au moment où elle se croira tout permis, usant du chantage pour parvenir à ses fins, enivrée par l’appât du gain, cupidité servant à solidifier sa relation professionnelle, et amoureuse, avec ce petit requin de la finance.

La vie est un songe?

Il y a beaucoup à entendre dans Yella, car ce drame regorge de sons énigmatiques, et aquatiques, en apparence incongrus autour de cette femme à la fois austère et vorace, évocations subtiles d’un possible monde parallèle, clé interprétative de ses comportements erratiques. Car si Christian Petzold dépeint un univers d’une froideur parfaitement en phase avec ces personnages manipulateurs et désincarnés, et pas si éloignés de nos propres préjugés face à la haute finance, il sait aussi insuffler un parfum d’étrangeté, nous faisant constamment douter du caractère réaliste qui enrobe ce drame. 

Ce sentiment d’être épié, de vivre constamment avec la peur au ventre, Christian Petzold ne cesse de le décrire sous toutes ses formes, jusqu’à Transit (2018), offrant de notre temps une vision angoissée. Et peu importe l’époque qu’il décrit (les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale dans Phoenix; l’Allemagne de l’Est en 1980 dans Barbara), c’est toujours un peu la nôtre dont il fait le procès. Sans tambour ni trompette, en parfaite adéquation avec sa démarche sérieuse, méthodique, soit l’appréhension d’un monde lisse en apparence, impitoyable lorsqu’on en découvre les profondeurs.  
 
 

Trivia

Le titre du film a été inspiré par Yella Rottländer, rôle principal féminin dans Alice in the Cities de Wim Wenders (1974).