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Musique classique, nouvelle et ancienne 2020
L’année où la musique est passée en ligne

1:1-Concert de l’Orchestre d’État de Stuttgart avec le guitariste Jonas Khalil au port de Stuttgart | Photo (détail): © Staatsoper Stuttgart
1:1-Concert de l’Orchestre d’État de Stuttgart avec le guitariste Jonas Khalil au port de Stuttgart. | Photo (détail): © Staatsoper Stuttgart

Comme dans bien d’autres domaines de la société, la pandémie du coronavirus de 2020 a eu un impact profond sur la vie musicale en Allemagne. Dans son bilan annuel, Patrick Hahn rappelle ce qui s'est quand même passé dans les domaines de la musique classique, nouvelle et ancienne. Il se penche sur de nouvelles initiatives et s'interroge sur les perspectives de la vie musicale face aux incertitudes actuelles.

De Patrick Hahn

Afin de survivre émotionnellement à cette année riche en bouleversements, le baryton Georg Nigl a apporté une nuance essentielle à la situation que nous vivons. Le premier confinement en était déjà à sa sixième semaine et la « distanciation sociale » n'était plus une impolitesse mais un impératif de charité. « Je ne veux pas prendre de distances sociales, même si cela vient d’être décrété », révélait Nigl à VAN Magazine en avril dernier. « Après tout, ce qui fait de nous des humains et ce qui fait notre art, c'est que nous interagissons les uns avec les autres. C'est pourquoi je pense que la distanciation sociale est une idée complètement fausse. Nous devrions plutôt parler de distanciation physique ». L’obligation de maintenir une distance physique a paralysé la vie musicale publique à partir du 10 mars 2020. Le soir même, l'orchestre Gürzenich de Cologne diffusait sur son site Internet le premier « concert fantôme » de l’année. Mais qui aurait pensé à l'époque que le vide fantomatique créé par des salles désertes deviendrait la toile de fond des arts de la scène pour le reste de l’année?

Parkour au Festspielhaus

En 2020, ce ne sont pas les arias mais les aérosols qui sont devenus le sujet de discussion numéro un du milieu musical. En effet, celui-ci s’est offert un cours accéléré en matière de virologie et d’aérodynamique pour recommencer lentement à fonctionner dans des conditions de pandémie. Quelle distance doit-on nécessairement maintenir pour jouer de la musique en groupe « en toute sécurité » ? Les membres de la Berliner Philharmonie ont été les premiers à rompre le charme ; leur concert européen du 1er mai a tracé la voie empruntée depuis lors par de nombreux diffuseurs: avec des œuvres pour des ensembles plus petits et des musiciens et musiciennes respectant la distanciation physique et jouant dans une salle sans public. C'était à la fois libérateur et oppressant. Mais est-ce bien ce que l’avenir nous réserve ?

L'été nous a d'abord permis de pousser un soupir de soulagement. Le Festival de Salzbourg nous a surpris avec une performance enlevante de Così fan tutte sous la baguette de Joanna Mallwitz, et il nous a secoués avec une production puissante d'Elektra. Grâce à une ingénieuse et extrêmement coûteuse stratégie de tests, le Festival de Salzbourg a fêté son centenaire devant un public réparti comme sur un échiquier et avec les musiciens et musiciennes de l’Orchestre philharmonique de Vienne jouant les uns à côté des autres dans la fosse d’orchestre, pratiquement comme avant la pandémie. Le Festival de Bayreuth a cependant dû être annulé pour la première fois en temps de paix, ce qui a incité le ténor Stefan Vinke à célébrer son propre festival de Wagner dans son jardin, entre la pataugeoire et le clapier à lapins, mais sans le traditionnel défilé sur le tapis rouge. De même, le compositeur Simon Steen-Andersen a pu mettre en scène un parkour rapide dans un Festspielhaus vide, une « réaction en chaîne » acoustique avec des musicien.nes et chanteur.euse.s se produisant dans tout le bâtiment, et ce de l’espace sous la scène jusqu’au toit: The Loop of the Nibelungen.

Un anniversaire annulé

2020 aurait dû être une grande année de célébration en l'honneur de Ludwig van Beethoven. Le 250e anniversaire de sa naissance a eu lieu en décembre, et des institutions de tous genres et de toutes dimensions avaient programmé des activités pour souligner l’événement. Une société avait été fondée spécialement pour l’occasion avec comme « devoir national » de soutenir les festivités à l’aide de fonds fédéraux. On a pu vivre des événements intéressants au début de l'année, comme la reconstitution du concert de l'Académie de 1808. Sous la baguette de Thomas Hengelbrock, l'Ensemble Balthasar Neumann et le Chœur Balthasar Neumann ont fait revivre le moment historique où les Cinquième et Sixième Symphonies de Beethoven, parmi beaucoup d'autres nouveautés, ont vu le jour. D’autres lieux ont choisi de rendre hommage autrement à la force d’innovation du jubilaire. Ainsi la Kölner Philharmonie a commandé de nouvelles œuvres à 25 compositeurs et compositrices dans le cadre du projet non bthvn. En raison de la pandémie, la plupart de ces nouveautés n’ont pu être présentées encore - l'année Beethoven ira donc en prolongation. De même, il n'y a pas eu de concerts le 17 décembre, le jour du baptême de Beethoven, mais Google Arts et You Tube ont regroupé des vidéos de partout à travers le monde pour créer une « Global Ode to Joy ».

Afin de surmonter la distance physique et de maintenir une certaine proximité sociale, du moins de façon virtuelle, le monde de la musique classique s’est soumis à un lifting numérique. Le pianiste Igor Levit s'est révélé être un virtuose du clavier des médias sociaux en diffusant des récitals depuis son salon pour un groupe d’adeptes de plus en plus nombreux. « Il y a une relation immédiate et une forme de légèreté et de proximité avec les auditeurs et auditrices qui est complètement nouvelle pour moi », a déclaré M. Levit à la militante pour le climat Luise Neubauer. « C'est absolument incomparable, parce qu'il s'est passé quelque chose dont je rêve depuis des années : voir l'histoire se développer, car en effet, l’histoire racontée a été complétée par le public. Soudain, ce qui comptait était de savoir : qui est assis là, pour quelle raison, combien, pourquoi, qu'est-ce que cela vous fait ? Il y avait vraiment un sentiment de participation que je n’avais jamais vécu auparavant ». De grands opéras, même des maisons de disques comme la Deutsche Grammophon et des stations de radio ont ouvert leurs archives durant le confinement et permis ainsi aux aficionados d’assister à des opéras dans le confort de leur foyer.

Proximité virtuelle et distance réelle

Des musiciens et musiciennes de tous les âges et de tous les milieux ont exploré leurs programmes de montage vidéo - avec plus ou moins de succès. Tous les résultats n’ont pas été aussi brillants que le Quarantificat de l'Orchestre du Mozarteum de Salzbourg et de Riccardo Minasi. Même les ateliers de musique se sont déplacés vers Internet. À titre d’exemple, l’ensemble de musique ancienne Capella della Torre a diffusé ses répétitions sous forme de vidéoconférences, défiant ainsi les délais de réseau. Et des compositeurs et compositrices profitent déjà des particularités de ce moyen de diffusion, comme Francesco Filidei dans sa pièce questo è tutto. D'autres encore, comme Alexander Schubert, ont mis au point une simulation sociale. Dans Genesis, un « jeu informatique virtuel et réel », le public a pu participer pendant une semaine à la création d'un microcosme dans un entrepôt vide en contrôlant sous forme d’avatars les musiciens et musiciennes qui y vivaient - ou en les regardant. Mais les solutions innovantes ne sont pas venues uniquement du milieu des musiques nouvelles.

L'un des concerts les plus émouvants de l'année a été organisé par le Bachfest Leipzig. En effet, un trio dirigé par le ténor islandais Benedikt Kristjánsson a interprété la Passion de Bach dans une version idiosyncrasique pour ténor, percussions, clavecin et orgue. Les chorals étaient diffusés de partout à travers le monde pendant que les amateurs de la musique de Bach se rassemblaient virtuellement autour de la tombe du compositeur dans l'église Saint-Thomas de Leipzig. En plus de cette utilisation exemplaire des nouveaux médias pour partager des expériences musicales, on se souviendra également des images et des situations créées par les concerts one-on-one, qui ont débuté à Volkenroda et Stuttgart avant de s'étendre à toute l’Allemagne. Dans ces rencontres en tête-à-tête, un musicien ou une musicienne joue pour un spectateur ou une spectatrice pendant dix minutes, en maintenant une distance de dix mètres. Les recettes sont versées au fonds de secours d'urgence de la Fondation de l'Orchestre allemand. Mais les dons recueillis ne sont qu’une goutte d'eau dans l'océan : personne ne souffre plus des restrictions actuelles que les musiciens et musiciennes indépendants. Les programmes d'aide mis en place pour les travailleurs et travailleuses autonomes ignorent pour la plupart les besoins des artistes. Devant l’impact des restrictions actuelles sur leur existence, le concepteur de concerts Folkert Uhde appelle à un « New Deal pour la culture, un deal confiant et autocritique, ouvert aux nouvelles idées. Pour ce faire, il faut retirer les façades et oser regarder derrière elles ».

Telle une loupe, la crise du coronavirus tend à amplifier les problèmes existants. Cela se perçoit dans le milieu musical, qui débat de sa pertinence avec un sentiment d’urgence différent. Et cela va de pair avec la prise de conscience croissante de l’élargissement du concept de culture. La question de savoir s'il est temps de « décoloniser » la musique classique était au cœur d’un débat organisé par le Goethe-Institut lors d’un colloque au Radialsystem de Berlin. Et les symposiums Curating Diversity in Europe, organisé par l'Akademie der Künste de Berlin et Afro-Modernism in Contemporary Music, présenté par l'Ensemble Modern, ont élargi cette perspective à leur manière.

Les espoirs des artistes et organisateurs d’événements de terminer l’année sur une note conciliante se sont évanouis avec la décision du gouvernement fédéral et des premiers ministres de prolonger et renforcer le confinement jusqu’au 10 janvier 2021 au moins. Mais au-delà des perturbations émotionnelles et économiques profondes qui accompagnent ce deuxième confinement, on assiste à l’émergence de nouvelles tendances. Les formats en ligne sont de plus en plus adaptés aux possibilités offertes par ce support, et de plus en plus de services payants cherchent des moyens de monétiser ces contenus numériques précieux, mais dont la plupart étaient jusqu'à présent gratuits. Il est fort probable que la tendance observée dans le domaine de la diffusion de concerts au cours des derniers mois se renforcera : les frontières entre les genres deviennent plus fluides, les événements s’adressant à un public spécialisé et puriste cèdent la place à des dramaturgies contrastées, alliant l’ancien et le nouveau, et de nouvelles formes hybrides émergent.

Les événements « homogènes », tels que le quarantième anniversaire de l'Ensemble Modern récemment célébré - en ligne, bien sûr - se font plus rares. Et en s’associant à de grands noms de la pop urbaine et de l’électronique pour présenter un événement hybride en ligne, l’Orchestre d’État de Stuttgart tisse des « liens » basés non seulement sur la solidarité, mais également sur des affinités esthétiques transcendant les genres. The show must go online.