Professeure Gesche Joost
Lorsque la professeure Gesche Joost a décidé de s’engager en politique, une phrase de ses parents lui est venue à l’esprit. L’entrevue a été réalisée par Ijoma Mangold.
ZEITmagazin: Madame Joost, est-ce qu’il vous arrive parfois d’être fatiguée de ne jamais être offline?
Gesche Joost: Non, je crois plutôt que c’est ça la nouvelle “normalité”. Lors du scandale de la NSA, une réaction fréquente, disons presque intuitive, était : eh bien arrête facebook ou ferme ton cellulaire. Aujourd’hui, cela ne sert plus à rien. Même si je ferme mon cellulaire, on me localise. C’est pourquoi nous devons réfléchir aux moyens d’assurer une sécurité numérique. Le citoyen responsable doit pouvoir décider par lui-même des données qu’il veut mettre en réseau.
ZEITmagazin: Un préjugé entretenu par la critique culturelle veut que nous communiquons certes de plus en plus mais avec de moins en moins de contenu.
Joost: En effet et la panacée serait le digital detox, le sevrage numérique; à mon sens, cela est absurde - en revanche, il faut fixer ses priorités. Comme le dit mon doctorant : pendant ma rédaction de thèse, je fais abstinence de facebook. En ce qui me concerne, j’ai aussi mes zones protégées. Lorsque je me concentre sur un sujet, je n’utilise pas mon cellulaire. Il le faut, sinon on se disperse.
ZEITmagazin: Quand vous dispersez-vous?
Joost: En écrivant. Lorsque j’essaie de saisir mes idées et de les intégrer dans une certaine logique linéaire : la logique sur les réseaux n’est pas linéaire mais hypertextuelle et toujours parallèle; mon approche à moi est plutôt visuelle et branchée. Écrire est alors un bon antidote.
ZEITmagazin: Dans votre laboratoire à l’Université des Arts à Berlin vous faites également des recherches sur des techniques d’avenir. Avec cette confiance dans l’avenir, est-ce que vous ne vous sentez pas seule dans ce pays?
Joost: Oui, je me sens parfois isolée. Je suis confrontée à différentes réalités, que ce soit en politique, dans l’Église évangélique d’Allemagne. Dans mes recherches tout est en réseau, pour d’autres l’Internet est encore au stade des années quatre-vingt-dix : c’est-à-dire écrire un courrier électronique ou créer une page web. Notre préoccupation du futur est très allemande : je constate que nous ne sommes pas entrés dans l’ère numérique. Cela se rattache à une tradition critique que j’apprécie; en revanche notre développement est trop lent parce que nous avons atteint une phase de saturation.
ZEITmagazin: Est-ce que nous allons trop bien pour nous projeter dans le futur?
Joost: Il m’arrive de le penser. Je le constate aussi ici dans mon laboratoire : lorsque des jeunes nous arrivent d’autres pays, on s’en aperçoit tout de suite. Ils apportent une dynamique, ils sont ambitieux. Alors que les Allemands qui viennent de structures bien établies n’ont aucune ambition - ils se contentent de ce qui existe.
ZEITmagazin: Croyez-vous que dans vingt ans nous serons malgré tout un pays plus heureux?
Joost: Je crois que les défis vont aller en grandissant et cette béate quiétude va se briser. Nous devons nous secouer et faire une mise au point pour apprécier ce que nous avons accompli. Si nous parvenons à faire progresser la société libérale, cela est d’une grande valeur.
ZEITmagazin: Y-at-il eu dans votre vie des situations où vous aviez besoin d’une bouée de sauvetage pour laquelle vous ne disposiez pas d’application?
Joost: Lorsque Peer Steinbrück m’a demandé en 2013 si je voulais faire partie de son équipe d’experts, c’était comme se jeter à l’eau. Je ne m’étais jamais trouvée sur la scène politique. C’était une situation dans laquelle je me suis demandée : est-ce que j’en suis capable? Qu’attend-on de moi? Où trouver ces connaissances politiques?
ZEITmagazin: Comment avez-vous trouvé des réponses?
Joost: Autrefois, mes parents me disaient : tu vas bien y arriver! Ils m’ont transmis une confiance fondamentale. C’est un très bon capital. Je me suis dit : Peer Steinbrück doit bien le savoir, s’il est d’avis que j’en suis capable. Ça ne lui est pas venu par hasard. Dans un premier temps, il fallait que cela reste secret. S’en suivit donc une période dans la clandestinité avant que ne soit levé le rideau. Et puis il y avait eu quand même des fuites et un beau samedi matin à sept heures, on m’a dit : attends-toi à un appel de la Süddeutsche, c’est à présent officiel, tu dois te lancer. J’ai pensé : mais je ne suis pas du tout préparée! Je croyais que dans le système politique tout était bien réglé. N’y avait-il pas toutes ces vastes stratégies avec des timelines aux tableaux d’affichage et des dossiers? Faux, archifaux! Je me suis fabriqué mon propre programme politique avec l’aide de nombreux collègues SPD. Si je n’avais pas eu cette confiance en moi que m’ont léguée mes parents, cela aurait raté.
Gesche Joost était une invitée du Goethe-Institut Toronto et porte-parole dans la série de conversations OPEN MINDS: Adapting to the Future le 14 juin 2016 au Toronto Music Garden. Elle parla sur « Art as an early warning system ».