Controverses dans les journaux, pragmatisme dans les écoles : comment aborde-t-on la lecture obligatoire et celle-ci est-elle justifiée?
Ce livre n’est pas obligatoire, Tschick, roman à succès pour adolescents de Wolfgang Herrndorf, est pourtant lu dans de nombreuses classes allemandes, à côté des œuvres figurant au programme. Cela répond peut-être en partie à la question : le canon littéraire a-t-il aujourd’hui sa raison d’être?
Alors qu’entend-t-on au juste par canon? Le concept vient du grec et signifie “règle, critère, ligne directrice”. Mais qui établit les critères? Présentement, un point fait en tout cas consensus : un canon suppose un groupe permanent et stable qui déciderait de ce canon. Il ne peut donc être fixé de façon définitive. Ce principe d’ouverture a donné lieu chez certains à un refus de toute forme de canon; périodiquement, d’aucuns pensent par ailleurs qu’en fixant un canon, un groupe précis pourrait essayer de consolider sa domination culturelle.
Reflet d’une société plurielle
L’Allemagne s’est toujours perçue comme nation culturelle unifiée par la langue et la littérature. C’est peut-être la raison pour laquelle nombreux sont ceux qui exigent que dans ce pays, les jeunes en fin de scolarité possèdent de vastes connaissances littéraires. Mais on peut toutefois se demander quelles œuvres devraient faire partie de ces lectures obligatoires dans une société de plus en plus diversifiée. Ainsi, d’après les programmes scolaires, des livres de littérature turque ou arabe ne font pas partie de ceux que les élèves de Hambourg, Munich ou Cologne devraient connaître - alors que plusieurs d’entre eux sont issus de ces cultures.
Mais il y a plus; en effet, les objections à l’encontre d’un canon viennent aussi d’ailleurs. Ceux qui les font valoir accordent une grande importance à l’application pratique de la culture, remettant par là même en question le concept de culture du début du 19e siècle qu’incarnaient le classicisme de Weimar et l’idéal de l’université de Wilhelm von Humboldt. Ainsi en 2015, le cri d’alarme d’une finissante des études collégiales de Cologne faisait grand bruit. Elle écrivait sur Twitter : “j’ai 18 ans et pas la moindre idée de c’qu’est un impôt, un loyer ou les assurances. Par contre, demandez-moi d’analyser un poème, ça oui, j’en suis capable et même en quatre langues.”
Un plaidoyer en faveur de “l’utilité de l’inutile”
Ce tweet a eu une très grande résonance. Dans l’hebdomadaire
Die Zeit, Ulrich Greiner s’est porté à la défense de “l’utilité de l’inutile”, autrement dit de l’étude sans application directe “du grec et du latin, de la musique et de l’art”. Il fait la critique de la politique culturelle allemande qui aurait sacrifié la lecture assidue des grands classiques au profit de “compétences” pratiques. Au nombre de ceux qui s’engagent avec véhémence en faveur d’un canon figure également le Président de la Fédération allemande des professeurs Josef Kraus. Selon Kraus, “L’être humain, parce qu’il fait un tout avec sa culture, a besoin de connaissances et de repères quant à son origine - univers de valeurs qui s’est constitué au cours de 2000 ans d’histoire européenne”.
Mais l’importance accordée aux ouvrages plus anciens est elle-même controversée. Ainsi, Sandra Kegel déplorait dans la
Frankfurter Allgemeine Zeitung l’absence presque totale de la littérature contemporaine dans les programmes scolaires actuels. On ne trouve en effet que des ouvrages reconnus; au Bade-Wurtemberg y figure toutefois
Agnes de Peter Stamm, de même que des œuvres d’Uwe Timm. Dans leur pratique quotidienne, les professeurs adoptent à cet égard une attitude pragmatique et personnelle. Tel enseignant fera appel à la satire
Er ist wieder da (Il est de retour) de Timur Vermes pour aborder de façon incisive et critique les rapports avec les médias, tel autre refusera par contre catégoriquement de traiter les best-sellers de la littérature contemporaine.
L’ “Abitur” centralisé - facteur d’homogénéité
(L’ “Abitur” est l’examen allemand de fin d’études secondaires et collégiales)
La plupart des enseignants ont moins de problèmes avec Georg Büchner dont notamment la nouvelle
Lenz et la pièce de théâtre fragmentaire
Woyzeck sont bien accueillies - en plus de figurer dans les programmes. Aux côtés des nouvelles de Heinrich von Kleist, lecture obligatoire dans la majorité des Länder, et de
L’Homme au sable (der Sandmann) de E.T.A. Hoffmann, Franz Kafka est sans conteste le chouchou aussi bien des programmes que des enseignants. Aucun élève ou presque n’échappe à
La Métamorphose (die Verwandlung); il arrive assez souvent aussi qu’on lise
Le Procès (Der Prozess), ainsi que les multiples paraboles, aphorismes et lettres. Ce n’est un secret pour personne, qu’abstraction faite d’un engouement réel pour Kafka, la facilité d’utilisation en classe, notamment des textes courts, y est pour quelque chose.
Même s’ils n’ont pas donné de directives détaillées aux écoles, les Länder ont, en introduisant le Zentralabitur (examen centralisé), veillé à ce que les mêmes livres soient lus dans les classes terminales de tout le pays. En raison de directives très précises concernant les livres et sujets d’examens, la liberté d’action des enseignants se trouve réduite. Sur les listes de lecture on retrouve partout les drames de Schiller, ainsi qu’à l’échelle nationale... le
Faust de Goethe - même si à mots couverts, de nombreux professeurs disent que l’œuvre est trop complexe pour l’étudiant d’aujourd’hui. Sur la toile, une enseignante anonyme va même jusqu’à écrire : “Qu’est-ce qu’il a donc de si particulier ce
Faust???” Un professeur qui pose cette question ne saurait soulever l’enthousiasme de ses élèves pour Goethe - et sans cela le meilleur des canons reste lettre morte.