Est-il possible de concevoir le monde sous une autre perspective spatiale et géographique? Nombre d’artistes ont créé leurs propres atlas de plusieurs façons, que ce soit par le biais d’espaces qui se manifestent à travers des sons, de pays sans frontières ou de cartographies fictives.
L’auteur italien né à Cuba Italo Calvino a étudié l’idée de lieux fictifs (im)possibles dans son roman Les Villes invisibles, dans lequel il rapporte des rencontres imaginaires entre l’empereur mongol Kublai Khan et le marchand et voyageur vénitien Marco Polo. L’élément clé n’est pas tant l’échange entre les mondes occidental et oriental que le journal de voyage de Polo, qui relie les deux hommes à travers des souvenirs, des émotions et des symboles.
Les artistes explorent également le sujet de la géographie sous différents angles et créent leurs propres espaces, des étendues qui ne peuvent être perçues que par des souvenirs ou des sons, ou des lieux sans frontières. D’autres s’efforcent d’élucider la question du franchissement des frontières. Ils cherchent des traces, amassent des collections ou créent des archives d’où émergent des « atlas d’artistes » – des espaces et des cartographies fictives qui rejettent ou remettent en question les règles imposées par les gouvernements.
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE SON
Le duo d’artistes canadiens Janet Cardiff et George Bures Miller aménage des espaces à partir d’installations sonores complexes. Leur travail a d’abord été reconnu dans les années 90 avec leur grand projet « Walks », qui crée des expériences spatiales par le biais de la voix. Les spectateurs suivent des instructions parlées et génèrent des espaces éphémères en participant aux œuvres. C’est précisément l’acte de « parcourir » les œuvres de Cardiff et Bures Miller qui permet à ces espaces ouverts de voir le jour. Ces espaces sont sans frontières et changeants; ils revêtent toujours une nouvelle forme à travers la perception floue et unique du spectateur.
Janet Cardiff and George Bures Miller | FOREST (for a thousand years) 2012 |This is a 6 minute © Janet Cardiff and George Bures Miller
DE TIJUANA À SAN DIEGO
L’artiste belge Francis Alÿs se sent très à l’aise comme voyageur et surtout comme « flâneur ». De nombreuses œuvres ont vu le jour lors de balades dans la ville de Mexico, où il vit depuis 1986. Voyager du Mexique aux États-Unis sans traverser la frontière semblait être un exploit impossible. Dans « Loop » (1997), Alÿs a documenté les vols qu’il a dû prendre pour se rendre à San Diego, aux États-Unis, depuis Tijuana, au Mexique, sans traverser la frontière entre les deux pays.
Francis Alÿs | « The Loop » (1997) | Documentation graphique d’une action, Tijuana à San Diego
| Photo: Courtesy of the artist and Galerie Peter Kilchmann, Zurich
En utilisant ses honoraires pour une exposition à San Diego, il a voyagé de Tijuana à Mexico, Santiago, Auckland, Sydney, Singapour, Bangkok, Rangoon, Hong Kong, Shanghai, Séoul, Anchorage, Vancouver et Los Angeles. Son odyssée a mis en lumière l’absurdité des frontières nationales et de ses contrôles.
« L’ARTISTE LA PLUS INTERNATIONALE DE L’UNIVERS »
Que ce soit pour échapper à la guerre ou pour des raisons économiques, idéologiques ou religieuses, de nombreuses personnes ont dû quitter leur foyer et migrer au cours des siècles. Les frontières sont un thème central du travail de l’artiste indonésienne Tintin Wulia, qui habite à Brisbane. En 2007, elle a commencé à collectionner des exemplaires de passeports de pays existants et de pays disparus, comme la République démocratique allemande ou la Yougoslavie. Sa collection compte actuellement 154 passeports de différents pays qu’elle intègre dans ses installations, performances, ateliers et vidéos.
Tintin Wulia 2014 | « Make Your Own Passport » | Installation et atelier-performance au stade mondial, Habitat III, Conférence des Nations unies, Quito (2016)
| Photo: courtesy of the artist and Next City
Wulia se considère comme « l’artiste la plus internationale de l’univers ». Dans son installation et atelier-performance « Make Your Own Passport » (2014), elle invite les participants à créer leur propre passeport. Chaque participant reçoit un passeport dans une pochette surprise, ce qui suscite des conversations sur divers sujets, comme la migration, la nationalité, les destins familiaux ou les histoires personnelles. Ceux qui obtiennent le statut d’« apatride » écoutent des récits fictifs ou réels sur une personne sans nationalité. L’œuvre de Wulia donne un visage réel et pertinent au pouvoir des documents et à la nature arbitraire des concepts d’exclusion, comme les nationalités ou les États-nations.
ARCHÉOLOGIE ÉMOTIONNELLE
« Moheda » (1966-2016) est un projet de l’artiste uruguayen-suédois Juan Pedro Fabra Guemberena, qui habite à Berlin. En 1979, à l’âge de sept ans, il a quitté l’Uruguay et s’est exilé en Suède. Son passeport était estampillé « tous les pays à l’exception de l’Uruguay », ce qui signifie qu’il ne pouvait plus se rendre dans sa patrie. Moheda est l’endroit où il a vécu en tant que réfugié avec d’autres enfants arrivés d’ailleurs. Cette « ruine contemporaine », comme l’appelle l’artiste, a été construite en 1966 et démantelée en 1990. Elle a été le premier camp construit pour les travailleurs invités, venus principalement de l’ex-Yougoslavie et de la Grèce.
Juan Pedro Fabra Guemberena | « Moheda » (1966-2016)
| Photo: Courtesy Juan Pedro Fabra Guemberena
Le projet de Fabra Guemberena a débuté à l’hiver 2015 lorsqu’il a écouté une émission de radio présentant des réfugiés syriens. Les personnes interviewées insistaient sur le fait que leur hébergement temporaire, à 5 km de Moheda, était hanté par des fantômes. Cela a mené l’artiste à se remémorer son enfance. Avec « Moheda », Fabra Guemberena a conçu une « archéologie émotionnelle » qui reconstruit ce camp en utilisant des souvenirs et des histoires imaginaires.
Juan Pedro Fabra Guemberena | « Moheda » (1966-2016)
| Foto: Mit freundlicher Genehmigung von Juan Pedro Fabra Guemberena
Son travail s’évertue à transformer ce lieu en monument historique suédois. Afin de s’assurer que ses conclusions possèdent une base scientifique et juridique solide, il collabore également avec un archéologue et un avocat. Fabra Guemberena ne cherche pas qu’à observer les réfugiés d’un point de vue extérieur : il veut découvrir les multiples facettes de leur vie et explorer leurs rêves, et leur donner ainsi la parole.
Les frontières forment des barrières entre les gens et détruisent l’espace de dialogue. Tout comme Marco Polo égayait Kublai Khan avec des histoires de villes possibles, ces artistes créent des lieux imaginaires qui dévoilent la nature artificielle des concepts des nations et des frontières. De ce fait, la pratique artistique devient un plaidoyer pour remettre en question ces idées et encourager le dialogue avec les autres.