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Intelligence artificielle et musique
Esprit, machines et centralisation : les musiciens doivent-ils pirater l’IA?

Minds, Machines, and Centralisation
© Splitshire, Colourbox

​Peter Kirn, le directeur du Hacklab du festival CTM, retrace brièvement l'histoire de l’appropriation le la musique et de l’écoute par l’industrie et les grandes entreprises centralisées, identifiant la Muzak comme précurseure de l'utilisation de l'intelligence artificielle dans la « culture préprogrammée ». Kirn propose des moyens productifs pour ceux qui apprécient le « choix et la surprise » afin de réagir et d'interagir avec ces technologies qui deviennent de plus en plus incontournables.

De Peter Kirn

Désormais disparue, « Muzak », la société qui fournissait la musique de fond du même nom, était autrefois partout. Sa haute direction a veillé à ce que son produit sonore soit omniprésent, intrusif, et même conçu pour influencer le comportement. Ainsi, le mot « muzak » est devenu synonyme de tout ce qui était détestable et insipide dans la culture industrielle.
 
L’idée peut sembler anachronique aujourd’hui, mais la muzak annonçait la façon dont la technologie des télécommunications façonnerait la consommation culturelle. Mieux connue pour sa forme, la muzak usait pourtant d’une méthode de diffusion fort marquante. Près d’un siècle avant Spotify, le major général George Owen Squier a eu l’idée de transmettre de la musique par des fils – des fils téléphoniques, certes – qui rappellent la technologie actuelle. Le brevet qu’il a déposé pour la « signalisation électrique » ne fait ni mention de musique ni de contenu sonore. En revanche, le major général a été le premier chef d’entreprise à prouver dans la pratique que la distribution électronique de musique constituerait l’avenir, un avenir qui retirerait le pouvoir des radiodiffuseurs et donnerait à la société de distribution un meilleur contrôle du contenu. (Il a aussi créé la muzak, nom de marque aujourd’hui méprisé.)
 
L’industrie de la musique conventionnelle d’aujourd’hui tire son origine dans les rouleaux de pianola, puis dans les juke-boxes, et enfin dans les stations de radio et les médias physiques. Il en était tout autrement pour la muzak, car elle contournait toute structure : les listes d’écoute étaient sélectionnées par une société invisible et centralisée, puis diffusées partout. La muzak jouait dans les ascenseurs de grands magasins (d’où l’expression « musique d’ascenseur »). Des haut-parleurs se cachaient dans des plantes en pot. La Maison-Blanche et la NASA y étaient même abonnées un certain temps. Là où il y avait du silence, on pouvait le remplacer par de la musique préprogrammée.

Ascenseur moderne Ascenseur moderne avec musique | © Colourbox La société Muzak a ajouté à sa notoriété en commercialisant l’idée d’utiliser son produit pour stimuler la productivité des travailleurs à travers une stratégie pseudo-scientifique appelée la « stimulus progression ». Celle-ci présage les habitudes de comportement et les sources de motivation des applications d’aujourd’hui, destinées à encourager la consommation et l’engagement, les clics publicitaires et les balayages d’applications.
 
De son côté, la muzak n’a pas duré éternellement. La « stimulus progression » a été démystifiée, de nouveaux concurrents ont pris de l’avance sur le marché et les clients ont préféré la musique sous licence à ce mélange de sons insolites.


Mais qu'en est-il de l’idée d’une culture homogénéisée, préprogrammée, livrée par fils, destinée à modifier les comportements? Ce concept de base semble faire son retour.

AUTOMATISATION ET POUVOIR

À l’heure actuelle, l’intelligence artificielle se penche sur un domaine précis : l’utilisation d’algorithmes intelligents pour traiter de grandes quantités de données. C’est une nécessité contemporaine, et elle revêt une valeur particulière pour certains des grands acteurs techniques qui excellent dans les domaines liés à l’apprentissage machine : serveurs en grande quantité, analystes mathématiques de pointe et grands ensembles de données.
 
Or, l’impact d’un tel changement d’échelle est plus ou moins incontournable. Puisque les canaux de la radio sont limités, une intervention humaine se justifie : c’est ici que le DJ entre en scène. En revanche, la nature même d’Internet en tant que réseau accessible à toutes les cultures implique qu’il se déploie à très grande échelle. L’on devra nécessairement avoir recours à des machines pour filtrer le tout, car Internet est trop immense pour fonctionner autrement.
 
Ce changement n’est pas sans danger. D’une part, les utilisateurs peuvent être paresseux et prêts à se laisser imposer leurs préférences plutôt que de faire un libre choix. D’autre part, les entités qui les choisissent peuvent avoir leur propre ordre du jour. Dans l’ensemble, il pourrait en résulter une normalisation et une homogénéisation accrues. Aussi, toute personne dont l’expression est différente, non viable sur le plan commercial ou désynchronisée avec les groupes fortunés ou d’influence pourrait être marginalisée. Si le rêve d’Internet en tant que communauté mondiale de la musique manque d’une réelle diversité, voici pourquoi.
 
On ne devrait pourtant pas être surpris : l’avènement des médias d’enregistrement et de radiodiffusion a connu certaines des mêmes forces qui ont mené à la pire musique populaire « bubblegum » et à de flagrantes appropriations culturelles. Aujourd’hui, les algorithmes et les éditeurs de canaux institutionnels remplacent les palmarès et les hauts cadres des maisons de production. Les inquiétudes liées à la rémunération et à l’élimination de tout ce qui est radical ou différent sont tout aussi justifiées.
 
Ce qui est nouveau, c’est qu’il existe désormais une boucle de rétroaction en temps réel entre les actions des utilisateurs et la sélection culturelle automatisée (et peut-être même bientôt, la production). La « stimulus progression » de Squier ne pouvait pas étudier les métriques de l’auditeur. Les outils en ligne d’aujourd’hui le peuvent. Cela pourrait détruire les préjugés du passé, les renforcer, ou encore, un peu des deux.
 
Quoi qu’il arrive, ces outils disposent d’une grande influence. Lors du Hacklab du festival CTM de l’an dernier, Jason Rentfrow, de l’Université de Cambridge, a examiné le lien entre les goûts musicaux et la personnalité et même la pensée politique d’une personne. L’entretien est arrivé à point nommé : il a eu lieu la semaine même où Trump a assumé la présidence des États-Unis. Rappelons que sa campagne avait utilisé l’analyse des médias sociaux pour déterminer comment cibler et influencer les électeurs.
 
Nous ne pouvons plus séparer la consommation musicale – ou toute autre consommation d’information et de culture – des données qu’elle génère ou de la façon dont les données sont utilisées. Nous devons nous méfier des monopoles centralisés sur ces données ainsi que de leur utilisation, et nous devons être conscients de la manière dont ces algorithmes refaçonnent le choix et les médias. Nous devrions même chercher des occasions de reprendre le contrôle.
 
Même si la consommation passive semble intéressante pour les entreprises, cette même passivité peut afficher des rendements décroissants. Magasiner sur Amazon, faire des rencontres sur Tinder, regarder la télévision sur Netflix, et, de plus en plus, écouter de la musique sont toutes des expériences qui poussent les recommandations algorithmiques. Mais si les utilisateurs ne font que suivre les recommandations automatisées, les suggestions se replient sur elles-mêmes, et ces outils perdent de leur valeur. Nous nous retrouvons avec des détritus incolores de notre propre histoire et de celle du monde entier. (Il suffit de demander à quelqu’un qui a renoncé à ses rendez-vous Tinder ou qui est allé chez des amis parce qu’il n’arrivait pas à choisir quelle émission à visionner en rafale.)
 
Les recommandations humaines sont d’une valeur sociale évidente, qu’elles soient faites par des experts ou par des amis. Mais il y existe aussi un autre moyen : utiliser les machines pour améliorer les humains plutôt que de les diminuer, et les utiliser à des fins de création, pas uniquement d’automatisation.
 
La musique profite déjà de la puissance du traitement des données dans de nouveaux contextes. En appliquant l’apprentissage machine à l’identification de gestes humains, Rebecca Fiebrink a trouvé une façon novatrice d’optimiser l’intelligence et l’accessibilité des interfaces gestuelles pour la musique. Les éditeurs de logiciels audio utilisent désormais l’apprentissage automatique comme nouvelle approche pour manipuler le matériel sonore dans les cas où les outils de traitement numérique du signal sont limités. Ce qui est important ici, c’est que les technologies participent à la création active plutôt qu’à la consommation passive.

REPRENDRE LE CONTRÔLE DE L’IA

Les techniques d’apprentissage machine continueront à se développer en tant qu’outils permettant aux entreprises qui exploitent de grandes quantités de données de donner un sens à leurs ressources – de la matière première au produit fini. C’est en outre la façon dont ils nous verront, et la façon dont nous nous verrons nous-mêmes.
 
Nous ne pouvons pas abandonner la course, car ces outils façonneront le monde qui nous entoure avec ou sans notre apport, et devront être utilisés en raison de l’étendue des données. Ce que nous pouvons faire, c’est mieux comprendre leur fonctionnement et réaffirmer notre propre agence.
 
En connaissant mieux les technologies et leur fonctionnement, les gens peuvent prendre des décisions plus éclairées dans leur propre vie et dans la société. Ils peuvent également user et abuser d’outils eux-mêmes, sans compter sur les produits magiques des grandes entreprises pour le faire à leur place.
 
L’abus en soi a une valeur particulière. Les techniques mécaniques apportent notamment de nouvelles découvertes en arts et en musique. Ce n’est pas pour rien que Google a investi dans ces domaines : les artistes peuvent très souvent spéculer sur les possibilités et y trouver un potentiel créatif. Les artistes mènent.
 
Le public semble aussi réagir aux irrégularités et aux défauts. Dans les années 60, lorsque le chercheur Joseph Weizenbaum a tenté de parodier un psychothérapeute à l’aide d’ELIZA – un programme fonctionnant par simple reconnaissance de formes –, il a été surpris de constater que les utilisateurs lui racontaient leurs plus grands secrets et lui accordaient une conscience qu’il n’avait pas. L'utilisation des chaînes dites de Markov comme outil de texte prédictif - en fait conçu pour prédire les séries de données en fonction de la probabilité d'occurrence de leurs éléments et non pour générer un langage – a donné naissance à des genres de poésie basés sur leur étrangeté. De même, lorsque la technique de transfert de style de Google a été appliquée sur une base de données d’images de chiens, les résultats bizarres et surréels qui déformaient les photos en chiens se sont vite propagés en ligne. Depuis, Google a développé des techniques beaucoup plus sophistiquées aux effets de peinture réalistes et... eh bien, elles n’ont visiblement pas suscité un tel engouement.
 
Il se pourrait que quelque chose de plus fondamental soit à l’œuvre. La culture d’entreprise impose la prévisibilité et la valeur centralisée. En exploitant la surprise, les artistes font exactement le contraire. Il est donc dans leur intérêt que ces technologies puissent être brisées. La muzak représente ce qui arrive à l’esthétique lorsque le contrôle centralisé et les affaires l’emportent, et le mépris généralisé du public sert de grande leçon. Les valeurs de surprise et de choix triomphent, non seulement en tant que concepts abstraits, mais aussi en tant que préférences personnelles réelles.
 
Nous craignions autrefois que la robotique ne supprime des emplois; le mot même est dérivé (par le frère de l’écrivain tchèque Karel Čapek, Joseph) du mot pour esclave. En fin de compte, la robotique a étendu les capacités humaines. Elle nous a transportés dans l’espace et nous a menés vers Logo et sa tortue. Elle a même enseigné les mathématiques, la géométrie, la logique et la pensée créative à des générations d’enfants grâce au code.
 
Nous semblons être à la même croisée des chemins avec l’apprentissage machine. Les technologies peuvent servir les intérêts des grandes entreprises et de la consommation passive, optimisées uniquement pour une utilisation paresseuse qui tire profit des utilisateurs humains. Lorsque l’on n’a qu’un marteau, tout ressemble à un clou. Inversement, nous pouvons abuser des outils, les démonter et les remonter, les appliquer et les voir comme un ensemble de techniques pour résoudre des problèmes précis. Dans ses dernières heures, la muzak n’était rien de plus qu’un rêve chimérique. Ce que les gens voulaient, c’était de la musique et du choix. Ces choix ne viendront pas par eux-mêmes. Nous pourrions bien devoir les pirater.