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Girjegumpi
Un art révélateur

Joar Nango au milieu des étagères du girjegumpi à Karasjok. L'architecture de la bibliothèque change chaque fois qu'elle est mise en place.
Joar Nango au milieu des étagères du girjegumpi à Karasjok. L'architecture de la bibliothèque change chaque fois qu'elle est mise en place. | Photo (détail): © Susanne Hætta

« J’évite le terme “décolonisation” et j’ai du mal à m’identifier au terme “communautés autochtones”. Depuis ma tendre enfance, je m’identifie comme Sami, alors que le concept de peuples autochtones n’est rien de plus qu’une construction juridique et politique. De nombreux termes comme celui-ci sont basés sur des concepts créés par la colonisation. Ils peuvent revêtir une certaine signification d’un point de vue politique, mais sont souvent utilisés de manière simpliste aux fins de catégorisation », explique l’architecte et artiste Joar Nango, originaire de Sápmi, la région traditionnellement habitée par le peuple sami, lors d’un entretien avec l’artiste et autrice Susanne Hætta.
 

De Susanne Hætta

L’artiste Joar Nango, basé à Tromsø, est souvent associé aux termes mêmes qui lui posent problème. Au cours des dernières années, il a fait circuler son exposition mobile « Girjegumpi — la bibliothèque de l’architecture samie » au Canada et dans plusieurs régions du Sápmi. L’exposition dynamique qui se déplace d’un endroit à l’autre et change continuellement avec l’ajout de livres et d’objets est actuellement présentée à Oslo au Musée national de l’art, de l’architecture et du design. Les termes abordés sont des thèmes clés du discours contemporain, non seulement dans le domaine de l’art, mais aussi de la culture, de la politique et de la muséologie.

La neige tourbillonne autour de moi lorsque j’arrive à Kárášjohka par un froid glacial de mars 2021. L’exposition Girjegumpi se tient au Sámi Dáiddaguovddáš (le centre sami d’art contemporain). Le mot « girjegumpi » est dérivé de deux mots samis du Nord : « girje », qui signifie « livres », et « gumpi » qui désigne une petite cabane mobile sur patins utilisée durant la saison des récoltes dans les régions reculées ou lorsque les Samis conduisent leurs rennes vers différents pâturages. Partout où Joar monte son exposition, que ce soit au Canada, à Oslo ou à Harstad, il utilise des ressources qu’il y trouve pour modifier, étendre ou réduire son œuvre. Il invite également d’autres gens — pas seulement des artistes — à contribuer à l’exposition. Ici, à Kárášjohka, le contenu du girjegumpi a été transféré du gumpi mobile dans une pièce du centre d’art. La pièce n’est pas seulement remplie de livres sur les sujets les plus divers, mais aussi d’objets que Joar a reçus ou créés au cours de ses voyages. Une grande lampe posée sur une étagère émet une lumière douce. Son abat-jour est constitué de fragments de peau de flétan cousus. Des bandes de tissu et de cuir, des paniers, des morceaux de bois et d’autres objets indéfinissables se disputent l’attention. Je définirais Joar Nango comme un collectionneur nomade, car il s’agit d’une composante essentielle de sa production artistique.

J’aimerais discuter avec Joar de ma théorie sur les Samis en tant que peuple autochtone, qui, je suppose, est assez répandue dans la société dominante et qui, je crois, contient une part de vérité.

Joar Nango Joar Nango | © Susanne Hætta Notre contact unique et étroit avec la nature, combiné à nos connaissances autochtones, signifie que nous, les Samis, pouvons utiliser les ressources naturelles de manière durable. Les connaissances et les façons de penser à ce sujet étaient encore vivantes il y a une génération à peine.

Joar Nango : C’est vrai, mais les Samis ne sont pas les seuls à pouvoir prétendre être étroitement liés aux paysages sauvages et à la nature. D’autres personnes travaillant dans le secteur primaire (agriculture et sylviculture) dans d’autres régions de Norvège partagent un point de vue semblable à celui des Samis dans leurs façons d’utiliser les ressources naturelles et de vivre en harmonie avec la nature. Rappelons-nous également qu’il existe une classe moyenne samie vivant dans les villes qui a déjà perdu cette connaissance du monde naturel. La diversité du peuple sami nous a permis de développer une certaine influence politique. Beaucoup de ceux qui sont devenus des politiciens samis et qui ont joué un rôle important dans la société ont quitté leur vie traditionnelle. Ils se sont éloignés pour suivre une formation ou des études et ont cessé de vivre si près de la nature. Certains avaient été des militants samis lors de la controverse d’Alta. (Note de la rédaction : Dans les années 1970, des militants des droits de l’homme, des écologistes et des agriculteurs samis ont protesté contre la construction d’une centrale hydroélectrique entre Alta et Guovdageaidnu. Ces manifestations n’ont pas d’abord été couronnées de succès, mais elles ont contribué à inscrire les droits des Samis à l’ordre du jour politique et ont mené à la création du parlement sami, le Sameting.)

Revenons à vos concepts et à la façon dont vous pensez aux Samis dans votre œuvre.

Dans mon travail avec l’architecture samie, j’essaie d’inventer de nouveaux mots en partant de rien. Je trouve libérateur d’éviter les mots à la mode tels que « durabilité » ou « savoir autochtone », que je trouve incroyablement chargés. Je préfère plutôt créer de nouveaux termes, comme « indigéniosité ». Il est plus marquant et plus intéressant d’en parler, car je les ai moi-même conçus. Je peux donc en discuter plus librement. Les conservateurs recherchent quelque chose qu’ils peuvent décrire de l’extérieur comme holistique ou comme une cosmologie holistique, et c’est exactement ça!

On considère souvent les termes « nomadisme » et « réinstallation » comme une seule et même réalité. Or, j’utilise le terme nomadisme bien différemment. Je le vois comme étant ancré dans une compréhension culturelle issue de l’étude de l’architecture samie. Le nomadisme est la capacité de découvrir des paysages et des matériaux de construction où que l’on se trouve. On peut se demander s’il s’agit d’une pratique particulièrement durable, mais la « durabilité » est un mot générique et vide de sens. Ceci s’apparente à la façon dont le terme « décolonisation » est construit autour de l’idée de colonialisme. Utiliser ce terme équivaut à s’agenouiller devant lui et à le légitimer.

Se débarrasser du colonialisme reviendrait à se débarrasser de sa propre peau. Alors, comment donner un sens au terme « décolonisation »?

Nous devons créer de nouveaux termes. Il est plus intéressant de parler de « ramatriement » ou de féminisme dans le cadre des processus de renversement et de la manière d’intégrer d’autres objectifs lorsqu’il s’agit de renégocier l’équilibre des pouvoirs. C’est, évidemment, de cela qu’il s’agit. « Indigéniser » (indigéniser quelqu’un) pour remplacer « décolonisation ». Personne n’utilise le terme « samifier ». Personne n’ose le faire, mais pourquoi pas?

La « samification » est donc le contraire de la « norvégianisation »?


Le monde n’est pas prêt. Nous devons utiliser les atouts et les éléments intéressants de notre culture pour créer de nouveaux espaces, comme cette bibliothèque d’architecture. Nous devons également utiliser les connaissances que nous avons acquises grâce à nos duodji (compétences traditionnelles, holistiques et esthétiques des Samis), à notre nomadisme et à l’« indigéniosité » de notre histoire architecturale. Nous devons en outre nous inspirer de la philosophie autochtone actuelle qui existe dans notre art. Mais nous pouvons nous montrer sélectifs quant aux histoires que nous choisissons. Je pense qu’il s’agit d’une bonne façon d’aborder la question de la décolonisation. Et je n’ai pas besoin de l’appeler une « bibliothèque de la décolonisation » : il s’agit d’un girjegumpi.


En poursuivant notre conversation, nous discutons des livres du girjegumpi. Je lui montre ceux que je possède et je lui suggère quelques titres. Il existe de nombreux livres écrits dans le monde entier sur l’architecture autochtone. En revanche, le girjegumpi est un corpus dynamique en constante évolution, où il n’y a pas de frontières définitives entre les catégories. On y trouve des livres sur les Samis et l’art autochtone, le duodji, la théorie queer, la poésie et les sciences sociales. Joar et moi en feuilletons plusieurs. Il lit à haute voix des extraits de textes qui révèlent des attitudes archaïques à l’égard du peuple sami et des façons dont les puissances coloniales décrivaient couramment les populations autochtones. Assis sous la douce lumière de la lampe en flétan, nous devenons nous-mêmes une partie de l’œuvre d’art. Je ressens de nouvelles idées et de nouvelles connaissances… en fait, une plus grande curiosité. Et c’est surtout grâce à ces rencontres entre différentes personnes — des personnes ouvertes d’esprit, créatives et interrogatives qui sont entrées dans le girjegumpi.