Danse et...
La danse comme acte émancipateur

Raimund Hoghe « Swan Lake », 4 Acts (2005) ; photo : Rosa Frank
Raimund Hoghe « Swan Lake », 4 Acts (2005) | Photo (detail): Rosa Frank

Le théâtre voit de plus en plus fréquemment se produire des personnes handicapées physiques ou mentales ainsi que des personnes âgées. L’apparition d’autres corps sur scène, non conformes à la conception admise de la normalité, a également modifié l’image que notre société se fait d’elle-même.

La danse comme acte émancipateur

Le théâtre voit de plus en plus fréquemment se produire des personnes handicapées physiques ou mentales ainsi que des personnes âgées. L’apparition d’autres corps sur scène, non conformes à la conception admise de la normalité, a également modifié l’image que notre société se fait d’elle-même.

Des corps idéaux

Au théâtre, une société se fait face à elle-même. Elle se donne une image d’elle-même, de ce qui l’occupe, de ce sur quoi elle souhaite débattre quant au règlement de conflits ou aux valeurs. Au cours des dernières années, des dimensions comme l’accumulation d’expériences ou la modification de la perception ont été de plus en plus poussées à intégrer le champ visuel au théâtre. Néanmoins, sa fonction représentative en tant que médium de l’espace public joue toujours un rôle central en dépit de tous les tournants performatifs. Pendant des siècles, de stricts critères de sélection ont régulé celui qui était autorisé à nous représenter. Les futurs danseurs et danseuses devaient déjà montrer une disposition corporelle particulière afin de pouvoir commencer leur formation, au cours de laquelle ils apprenaient avant tout la technique du ballet classique, et ce, jusque tard dans le XXe siècle. Experts techniques et dotés d’une discipline corporelle, ils étaient enfin à même de présenter l’image idéal d’un corps.

Dans leur interaction sur scène et dans l’organisation hiérarchique, de corps de ballet à étoile, la star, une compagnie de ballet représentait un ordre sociétal structuré idéal. Si les techniques contemporaines de danse, comme par exemple celle de contact improvisation, ont remis en question cette hiérarchie traditionnelle, elles n’ont toutefois rien changé à la fonction de représentation de la danse.  En raison de capacités particulières, le système sociétal représenté n’est dorénavant plus figé, mais plutôt dynamique, flexible et basé sur le principe de l’échange.

D’autres corps

Depuis plus de 20 ans, d’autres corps se pressent en nombre sur scène. Des corps qui ne correspondent pas aux idéaux de corps jeunes et minces que l’industrie de la publicité nous montre partout. Des corps qui n’apportent ni technique classique ni contemporaine pour danser. Et avec eux, des personnes que l’on ne voyait pas jusqu’alors entrent sur scène. Des personnes handicapées mentales ou physiques, des personnes âgées qui, bien qu’elles soient une partie intégrante de notre société, n’ont pas été au centre des préoccupations politiques pendant longtemps. Déjà en 1997, le chorégraphe britannique Lloyd Newson questionnait la conformité sociale et ce que le public souhaitait voir dans Bound to Please, pièce qu’il centre sur une danseuse âgée.

Le Wuppertaler Tanztheater rencontre un très grand succès avec son étude de la pièce de Pina Bausch, Kontakthof, créée en 1978 pour des personnes de plus de 65 ans. Car elle montre des personnes âgées à la recherche d’amour et de présence et aborde ainsi un tabou dissociant l’âge de l’érotisme. Le danseur et performeur Raimund Hoghe s’est approprié les paroles de l’artiste homosexuel italien Pier Paolo Pasolini, « jeter son corps dans la bataille », afin de faire de la politique avec son corps. Dans ses pièces, Hoghe, chez qui une bosse s’est développée suite à une lorbose lorsqu’il était jeune, revendique une place pour la beauté qui va au-delà des conceptions conventionnelles.Ce faisant et sur toile de fond d’histoire allemande, il pose toujours dans ses pièces la question de l’exclusion et de la persécution d’autres corps.

Sujets émancipés

Dans sa pièce Disabled Theatre, le chorégraphe français Jérôme Bel travaille avec onze acteurs et actrices du théâtre zurichois Hora, tous nés atteints de trisomie 21, le syndrome de Down. Bel ne leur fait jouer aucun rôle. Il leur donne des tâches qu’ils peuvent accomplir à leur manière devant le public. Il leur demande de se présenter en déclinant leur nom, leur âge et leur métier. Ou il leur demande de danser une petite chorégraphie personnelle sur l’une de leurs chansons préférées. Autant cela semble incomplet au sens commun, autant le public est touché par leur danse. En se présentant, les performeurs parlent en tant que sujet dans leur propre domaine. Pour cela, il est important que personne d’autre ne le fasse à leur place et en leur nom. Leurs mots et leur danse entraînent immédiatement l’autodétermination là où ils n’eurent aucune entrée pendant longtemps en raison d’aptitudes manquantes.

La fonction émancipatrice vient au théâtre pour rendre visible à la société ce qui n’est pas visible, et pour en venir aux mots. L’apparition de tous ces corps qui n’ont normalement pas le droit de danser sur scène nous renvoie, nous, en tant que spectateurs, à nos propres valeurs et préjugés. Aussi, de nombreux spectateurs rejetèrent Disabled Theatre comme un spectacle de monstres humains. On ne veut pas voir ces personnes s’exposer ainsi. On veut les protéger de tendances voyeuristes. Mais un tel jugement pose toujours la question à savoir pourquoi nous les considérons toujours comme des monstres et non pas tout simplement comme des êtres humains ? Ces personnes qui nous interpellent consciemment depuis la scène nous intéressent. Leur entrée au théâtre reflète la nouvelle image que la société se fait d’elle-même.