Interview avec Aisha Franz
Earthling

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« Earthling » | Illustration : Aisha Franz

Entretien avec la bédéiste et illustratrice allemande Aisha Franz au sujet des bandes dessinées, du processus de rédaction et de son roman graphique récemment traduit de l’allemand en plusieurs langues - il s’intitule Petite terrienneen français et Earthling en anglais. En novembre 2014, Aisha entame une tournée pour promouvoir son œuvre en Amérique du Nord.

Petite terrienne raconte l’histoire d’une fillette qui se lie d’amitié avec un extraterrestre taciturne. La BD relate une journée dans la vie de la fillette, de sa sœur aînée et de leur mère. Chacune est aux prises avec ses problèmes, qu’il s’agisse de regrets, de l’esprit rebelle propre à l’adolescence ou de la sexualité. Le roman, malgré sa simplicité et le peu d’action qui s’y passe, incite beaucoup à la réflexion.

J’aimerais d’abord parler de Petite terrienne qui raconte l’histoire de trois femmes, en fait d’une fillette, d’une adolescente qui est en train de devenir femme et de leur mère. Comment as-tu développé leur histoire ?

C’est par un dessin de la fillette et de l’extraterrestre que tout a commencé. Bon, c’était plutôt une idée un peu bête que j’avais de créer une histoire autour d’un extraterrestre, puis j’ai alors compris que le personnage de la fillette me faisait beaucoup pensé à moi au même âge. Je me suis dit que ce serait probablement plus intéressant de raconter son histoire. Je me suis mise à inventer des idées sur ce que l’histoire pourrait raconter. En pensant à moi au même âge et aux problèmes que j’ai dû affronter pendant que je grandissais, j’ai créé des scènes illustrant ce que la fillette serait en train de faire. C’est comme ça que tout a commencé. Les autres personnages se sont greffés à l’histoire. Je l’ai développée en l’illustrant. Je ne fais jamais de scénario en images.

Dans d’autres entrevues que tu as accordées, j’ai appris que ce sont tes personnages qui façonnent leur propre histoire. Est-ce que tu laisses ce processus se produire de manière naturelle ? Tu dis que tu n’élabores pas de scénarios, alors d’où viennent tous tes personnages ?

C’est une combinaison d’expériences personnelles et de petits détails, de choses que je vis au quotidien. La plupart du temps, [ces détails] sont comme des déclencheurs d’histoires. Un petit détail me revient à l’esprit, un objet que j’ai vu, par exemple, et il y a alors un potentiel pour créer quelque chose autour, peu importe ce que c’est.Petite terrienne est la première longue BD que j’ai créée. Je ne savais pas vraiment comment aborder la narration alors je me suis lancée naïvement en la dessinant. À ce moment-là, c’était comme un amalgame de pensées, d’émotions, de souvenirs. Puis on arrive à un point où [l’histoire] s’anime et les personnages se mettent à se parler. C’est cet aspect en particulier qui m’a attirée vers la BD.

Ce qui me frappe dans Petite terrienne,c’est qu’il n’y a pas tellement de texte. Tu travailles souvent avec des cases et les cases expriment beaucoup de choses, même s’il n’y a pas forcément de texte pour mettre le lecteur en contexte. Est-ce le style que tu privilégies ? Préfères-tu que les illustrations parlent d’elles-mêmes ?

Oui, mais j’imagine que je ne le fais pas très consciemment. Je pense que je ne suis pas très douée avec les mots. (Rires) J’essaie en ce moment de développer un style d’écriture qui soit compatible avec mes bandes dessinées, de trouver une nouvelle manière de faire, mais, en général, c’est pour cette raison que je fais de la BD. Je n’ai pas très confiance en mes talents de rédactrice. Peut-être que j’évite d’écrire en fait, mais je n’y pense pas concrètement. S’il y a du texte, c’est qu’il n’y a pas d’autres choix : il faut un dialogue.

Tu réussis quand même à raconter l’histoire. Ce qui me plaît particulièrement de Petite terrienne c’est que tu parviens à véhiculer toutes les émotions et la complexité des personnages par les illustrations.

Je n’aime pas comparer la BD aux films, mais [avant] je n’avais pas l’habitude de lire des BD. Mon imagination visuelle et mes récits provenaient en grande partie de scènes de films. Je me demandais : comment est-ce que j’exprimerais ceci? Tout le processus se développe à un rythme très lent.

J’aimerais parler des personnages et des relations qu’ils ont entre eux. Quelles intentions avais-tu lorsque tu as créé des moments de la vie de ces trois personnages et la manière dont ils établissent des contacts ?

Comme tout a commencé par la fillette, j’ai vite pensé qu’il faudrait d’autres personnages pour faire écho à sa situation émotionnelle. Au départ, j’ai tenté de les faire interagir davantage, de les faire communiquer plus, mais l’effet n’était pas très naturel parce que chacune est tellement concentrée sur elle-même et plongée dans ses propres problèmes. En fait, elles n’arrivent pas à [se parler], alors elles communiquent d’une façon très stéréotypée, comme les filles le font avec leur mère. C’est très superficiel. On voit ça dans beaucoup de familles. Chacune joue son rôle, mais lorsqu’on ferme la porte de la chambre, tout ce qui s’y trouve est complètement différent de ce que les autres imaginent et il y a aussi beaucoup de choses qu’ils ignorent.

Comme cacher un extraterrestre dans sa chambre.

Oui, par exemple.

Pourquoi as-tu fait le choix de n’avoir que des personnages féminins dans l’histoire ? Est-ce que tu as testé l’idée d’y intégrer un père ou un frère ?

J’ai jonglé avec l’idée d’un père, mais l’histoire ne lui a pas fait de place. C’est comme s’il était toujours dans ma tête, mais quand allait-il se manifester? Ça n’est pas arrivé. Je n’en étais pas tellement consciente, non plus. L’histoire m’a dit de ne pas l’ajouter. Il est là, mais tout à fait en marge du récit. C’est plus facile pour moi, puisque l’histoire naît de manière si intuitive, de la projeter sur un personnage féminin. Toutes les deux – la fillette et la sœur aînée – me ressemblent beaucoup à leur âge respectif et expriment les rêves et les angoisses qui m’habitaient à ces époques-là. Je dirais que la mère, elle, projette des peurs. Il y a là quelque chose de très personnel aussi. C’est comme ça. Ça m’aurait paru tellement faux si j’avais introduit un père.

Il faut que je te demande : pourquoi est-ce que tu n’as pas donné de nom à Mädchen (fille) ?

Ça arrive toujours quand je travaille sur des projets de plus grande envergure. J’ai tellement de mal à trouver des noms. C’est un peu comme donner un nom à son enfant. C’est le même principe avec un « Arbeitstitel » (titre provisoire). Il fallait bien que je la nomme pour poursuivre le récit. Je me suis souvenue de la série Twin Peaks dans laquelle il y avait une actrice qui s’appelait « Mädchen ». Je me suis dit, génial, ça passe même pour un nom. Eh ben, c’est super, je vais l’utiliser moi aussi. (Elle fait référence à Mädchen Amick qui incarnait Shelly Johnson dans la série télévisée américaine Twin Peaks.)

J’ai évité de donner un nom à la sœur. La mère, cependant, en a un parce que je pense qu’il s’agit d’un personnage qui est très loin de ce que je suis, alors c’était plus facile d’y associer un nom.

Et ça fonctionne, parce que l’histoire se déroule dans une [banlieue], mais ça pourrait être n’importe où. Ni le temps ni les endroits ne sont nommés. Je voulais que tout reste très ouvert. Et aussi, je n’arrivais pas vraiment à me décider. Par contre, je ne veux pas faire de l’autoreprésentation au point de parler d’un endroit en particulier où j’ai vécu, par exemple. Je voulais juste voir si ça marchait.

Ça fonctionne parce que les difficultés qu’elles traversent sont universelles. Qu’on vive au Canada ou en Allemagne, tout le monde passe par là. Je voulais aussi te demander tes impressions sur l’auto-édition par rapport à la distribution de ta BD en anglais par Drawn & Quarterly, une maison d’édition très respectée en Amérique du Nord et où beaucoup rêvent d’être publiés.

Je ne vois pas les choses comme ça. Je vais toujours publier à compte d’auteur. C’est quelque chose que je fais et que je vais continuer de faire. C’est sûr que ça me fait un effet différent parce que ma première BD a été publiée chez Reprodukt, un éditeur très connu en Allemagne. C’est le premier pas que j’ai fait dans le monde de la BD. En fait, ça s’est passé dans l’autre sens. Tout d’un coup, je suis devenue une bédéiste, ce que je n’avais pas planifié, mais soudainement c’est ce que j’étais.

Je ne me perçois pas comme une écrivaine, allant d’un livre à l’autre. J’ai besoin de beaucoup de latitude pour expérimenter, pour m’amuser et aussi pour m’absorber dans un projet. L’auto-édition, c’est plus un terrain de jeu. C’est aussi une manière formidable d’entrer en contact avec des gens, de collaborer à des projets.

Justement, je voulais en venir à Treasure Fleet, le [collectif berlinois].

(Rires) En fait, tout a commencé virtuellement : on vivait dans des villes différentes et on connaissait le travail des autres par Internet, surtout par Flickr. On était tous fraîchement sortis d’une école des beaux-arts et tout le monde a déménagé à Berlin en même temps. Mon ami Till a eu cette idée : puisqu’on faisait tous de l’auto-édition, on avait intérêt à se regrouper, à former une communauté et à distribuer ensemble nos BD, ce qui serait plus facile [que de le faire] chacun de notre côté. Alors, oui, on est devenus des amis et on a commencé à aller à des festivals, à des foires du livre et à des foires de petites maisons d’édition. Mais on vient de tout laisser tomber : Treasure Fleet n’existe plus vraiment. C’est cyclique. Quelque chose de nouveau va surgir. Le besoin se fait toujours sentir. Mais c’est chouette d’appartenir à une communauté. C’est si difficile de faire cavalier seul.

C’est la même chose à Toronto. Tous les auteurs et dessinateurs de bandes dessinées forment une communauté. Qu’est-ce que ça signifie pour toi, surtout quand on fait le travail que tu fais ?

C’est sans doute ce à quoi j’attache le plus d’importance. Je ne sais pas si je ferais ce que je fais avec autant d’enthousiasme s’il n’y avait pas cette communauté. Il faut dire qu’à Berlin, il y a en fait beaucoup de petites communautés différentes, pas vraiment une grande. Et c’est primordial d’échanger et d’avoir du soutien. C’est important d’en faire partie. La plupart des membres travaillent le jour et trouvent encore l’énergie de se consacrer à la [BD]. C’est possible seulement si on peut compter sur une communauté.

Est-ce que tu vois beaucoup de différences entre les communautés de bédéistes, disons du Canada et de l’Allemagne, ou de Toronto, Montréal et Berlin ?

Je commence seulement à connaître des gens à Toronto et Montréal, mais je peux dire qu’on n’est pas si différents en ce qui a trait aux visions du monde et à l’énergie des communautés (j’ai également rencontré beaucoup de personnes à Baltimore, aux États-Unis). Je pense que les différences se situent dans l’approche et le style. Ce qui est, bien sûr, fascinant. Il y a partout beaucoup de styles. Mais à la base, c’est très semblable, au fond, les idées qu’on partage.

Est-ce qu’il y a un style caractéristique de l’Allemagne ?

Je ne sais pas. On m’a déjà posé cette question, mais je ne suis pas certaine de la réponse. Évidemment, il y a certains styles qu’on associe à différentes écoles de beaux-arts en raison des professeurs qui y enseignent. À Hambourg, on utilisera plus le crayon et on verra plus de dessins expressifs, tandis qu’à Leipzig, ils seront esquissés et plus riches en couleurs. Ou encore à Berlin, le style sera plus géométrique, peut-être.

Quel est ton prochain projet ?

Je travaille sur un nouveau livre, après avoir fait une pause qui m’a permis de me pencher sur plusieurs petits projets et sur l’auto-édition, de réaliser des œuvres commandées et de voyager. Mon éditeur ici m’a dit : « C’est comme si Mädchen était devenue adulte ! »

Ça ressemblera un peu à Petite terriennemais l’histoire portera sur une ado de 13 ans dans une grande ville. J’essaie de me souvenir de la manière dont j’ai développé l’histoire de Petite terrienne J’ai essayé de plusieurs façons différentes. Ça a été vraiment agréable d’expérimenter. L’approche naïve, comme je la décrivais tout à l’heure, me manque. J’aurais aimé trouver une manière de la revivre pour qu’elle s’exprime de nouveau. Ça sonne tellement quétaine, mais c’est très thérapeutique de revivre sa naïveté.

Peut-on redevenir naïf ?

(Rires) Je ne crois pas, mais je peux faire semblant, en tout cas. Je peux sans doute réfléchir aux techniques que je ne connaissais pas à l’époque, mais que j’ai utilisées inconsciemment, et en tirer meilleur parti cette fois.