Neo Rauch – Camarade et compagnon, documentaire de Nicole Greaf
Somnambules et fantômes

Neo Rauch – Camarade et compagnon, Uwe Walter
© Weltkino FIlmverleih GmbH

Neo Rauch ne risque pas d’être qualifié d’« artiste médiatique », préférant, et de loin, la quiétude de ses quartiers aux événements mondains et aux plateaux de télévision. Sa renommée internationale, propulsée à partir des années 2000, pourrait consolider sa vanité, mais c’est mal connaître le peintre, et surtout son parcours singulier, marqué (profondément) par une tragédie familiale. 

Dans ce contexte, la documentariste Nicola Greaf mesurait parfaitement sa chance d’obtenir un accès privilégié, et ce pendant trois ans, au quotidien de Neo Rauch, et à l’intimité de son immense atelier, espace nécessaire pour accueillir la démesure de ses toiles qui se vendent maintenant aux quatre coins du monde. Dans Neo Rauch – Camarade et compagnon, elle privilégie une approche d’observatrice attentive, captant ses gestes méticuleux, ses moments de doutes et d’impatience, ou, sur une note plus légère, ceux de complicité avec son chien Smylla.
 
Neo Rauch – Camarade et compagnon, Uwe Walter Neo Rauch – Camarade et compagnon, Uwe Walter | © Weltkino FIlmverleih GmbH Alors qu’il pourrait très bien vivre à New York ou Paris, cet Allemand originaire de l’Est né le 18 avril 1960 n’a même pas envisagé l’idée de s’installer définitivement à Berlin au moment de la chute du Mur, devenue la capitale de la nouvelle créativité artistique du pays réunifié. Enfant de Leipzig, diplômé de l’Académie de cette ville dans les années 1980, le jeune Neo Rauch fut forcément influencé par les diktats du réalisme socialisme, courant qui ne s’était pas encore engouffré dans le tumulte de la chute du communisme en Europe.

Ne pas céder à l’air du temps

Le rayonnement exceptionnel de l’artiste, et l’augmentation vertigineuse des prix accolés à ses toiles (avec son salaire de misère, son grand-père aurait dû travailler pendant des centaines d’années pour accumuler de telles sommes, souligne-t-il avec ironie), ne lui font pas oublier la longue traversée du désert qui a visiblement forgé son tempérament. Alors que les années 1990 n’en avaient que pour l’art conceptuel et les installations, la peinture figurative n’avait vraiment pas la cote auprès des collectionneurs et des conservateurs de musée.
 
Or, non seulement a-t-elle réussi son retour en grâce, mais elle a grandement consolidé la réputation de Neo Rauch et celle des figures énigmatiques qui tapissent toute son œuvre. Dispersées dans des lieux indéfinis souvent à caractère industriel, fuyant constamment le regard de leurs voisins pour se plonger à l’intérieur d’elles-mêmes, exécutant des tâches parfois en rupture avec leur environnement immédiat, pas étonnant qu’elles soient assimilées à des somnambules. Et comme dans un rêve, difficile parfois de déterminer à quelle époque Neo Rauch se réfère, surtout lorsqu’elles semblent se télescoper dans une seule et même toile.
 
Nicola Greaf a convié quelques personnes qui gravitent autour de l’artiste, et dont l’influence était et demeure déterminante, à commencer par sa conjointe Rosa Loy, peintre et illustratrice, et Gerb Harry Lybke, ami de longue date et galeriste qui le représente depuis ses débuts. Mais alors que les biographies d’artistes convoquent souvent les critiques et les spécialistes de l’histoire de l’art, la documentariste a préféré aller à la rencontre des collectionneurs, trop heureux d’ouvrir leurs portes à la documentariste pour montrer leurs prestigieuses acquisitions.
 
Ce choix cinématographique, permettant de visualiser la popularité planétaire de Neo Rauch – ces amateurs vivent à New York, Miami, Vicence en Italie et Séoul en Corée du Sud – impose également un discours parfois près de la flagornerie, mais illustre aussi le caractère rassembleur d’une œuvre qui touche et intrigue en se moquant des barrières culturelles.
 
Voilà sans aucun doute le pari le plus audacieux relevé par Neo Rauch, d’abord celui de l’enracinement dans une culture et un pays, la RDA, qui aujourd’hui n’existent plus, ensuite celui du courage devant l’adversité. Homme de peu de mots, ombrageux à ses heures, c’est avec difficulté, et au moment choisi par lui et non par Nicola Greaf, qu’il accepte d’évoquer la mort violente de ses parents dans un accident de train quelques mois après sa naissance. Fauchés alors qu’ils étaient dans la fleur de l’âge, soulignant la triste absurdité de voir ses propres enfants aujourd’hui plus vieux que ses parents ne l’auront jamais été, Neo Rauch chérit les quelques photos et dessins qui évoquent leur bref passage sur Terre. Tandis qu’il peint ses somnambules, deux fantômes veillent sur lui.